Serge Doubrowsky : Un homme de passage

mercredi 3 octobre 2012, par Martine Bousquet

Grasset, 2011

Un homme de passage, pourquoi ce titre ? En hébreu, c’est un Îvri, qui signifie à la fois "hébreu" et "passant entre deux rives". Pour Serge Doubrovsky, ce passant métaphysique c’est lui, un juif athée qui consent à la mort. C’est aussi le passage de l’Ancien Monde au Nouveau, de continent en continent, de femme en femme, de vie en vie. Il écrit l’homme de passage au temps de sa vieillesse :"La vie derrière soi, c’est là que j’en suis. J’aborde la dernière phase. Combien d’années, nul ne le sait. Je sais pourtant qu’elles sont comptées. "Pour Doubrowsky l’écriture est un besoin pressant : écrire quoi ? MOI, la « machine à m’écrire » sauve du néant, c’est le seul moyen pour lui de triompher de la mort. Voilà pourquoi il écrit "un roman, oui, mais un roman vrai," où sa personne est son personnage. Un self-roman.

Seul, à New York au milieu des objets et des souvenirs, il vide une pièce après l’autre parce qu’il doit déménager et retourner en France. Et en quelques jours, toute sa vie va défiler entre ses mains, au gré des traces matérielles qu’il en a conservées. Lettres, factures, photos... Et il garde tout ! Alors, le livre s’enclenche, comme un vertige, celui des documents qui font remonter, pêle-mêle et dans le désordre, l’Europe et l’Amérique, l’enfance et l’âge adulte, les amours et la paternité, le spectre de la guerre, les étoiles jaunes, les maladies, les passions, la littérature, son analyse, ses livres, l’autofiction, ses hantises...

J’ai aimé la personne de Doubrowsky même si il y a chez lui des cotés agaçants : son côté macho, l’exhibitionnisme de ses prouesses amoureuses ou de ses ratages, de ses maladies (on pense à Philippe Roth par moments). Mais ces aspects reflètent une personnalité touchante de sincérité et de lucidité. Il ne s’épargne pas et sait se critiquer comme amant, mari, père... exprimer ses hontes tout comme sa gratitude envers ses lecteurs, les femmes qu’il a côtoyées.« Quand on reparcourt sa vie en sens inverse, après le temps des Confessions vient immanquablement celui de Rousseau juge de Jean-Jacques ». J’ai été sensible à la profondeur du regard de cet homme qui sait qu’il n’a plus "la vie devant [lui], mais derrière [lui] », et qu’il descend peut-être pour la dernière fois dans les arcanes de soi. Je trouve poignant, drôle parfois, son adieu à soi et sa façon de crier son amour de la vie : « J’ai beau haïr l’âge qui m’envahit un peu partout et me grignote, j’aime la vie. » Sa façon de refuser les critiques l’accusant de narcissisme et d’exprimer haut et fort son intérêt et son besoin des autres, (principalement des femmes) pour exister.

C’est aussi un livre brillant dans son l’écriture (jusqu’à l’os) capable de faire revivre les blessures et les joies dans des éclairs bouillonnants qui happent, un livre au rythme parfois haché, à la calligraphie haletante...
Une écriture qui au seuil du grand âge parvient, comme Annie Ernaux dans Les Années, à restituer avec intensité la vie tout entière dans sa complexité et son immédiateté.