Simone de Beauvoir : Les inséparables

lundi 22 février 2021, par Claudine Krishnan

Introduction de Sylvie Le Bon de Beauvoir
Éditions de L’Herne, 2020

Est-ce un roman ? Sylvie Le Bon de Beauvoir éclaire la genèse et le mystère de ce texte, resté inédit pendant soixante-six ans, laissé de côté sans titre, précédé de quatre variations fictives. Ce « roman », cette longue nouvelle, écrite en 1954, est l’ultime tentative pour transposer dans la fiction une histoire dont la vérité autobiographique est assumée dans les Mémoires d’une jeune fille rangée , premier ouvrage autobiographique, publié en 1958 par Simone de Beauvoir. Difficile de lire Les inséparables en ignorant la chaîne des versions différentes, mais ce récit confirme de façon définitive l’importance dans la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir de son amitié avec Élisabeth Lacoin, Zaza. Ce que révèlent de façon poignante les réécritures, les hésitations dans la recherche de la forme d’écriture la plus juste, afin d’être à la hauteur d’une amie et d’une relation exceptionnelles, c’est l’empreinte durable laissée par certaines amitiés d’enfance, empreinte rendue indélébile par un dénouement brutal et incompréhensible.

« Ma chère inséparable », ce sont presque les derniers mots écrits par S. de Beauvoir à la fin d’une ultime lettre à Zaza datée du 13 novembre 1929, et que celle-ci, qui mourra quelques jours plus tard, ne lira jamais ; « les deux inséparables », c’est ainsi que les institutrices du cours Désir (transformé en collège Adélaïde) appelaient les deux amies. Au centre du livre, quelques photos de Simone et Zaza, et quelques lettres reproduites. Zaza s’appelle Andrée dans le livre et Simone devient Sylvie. Dans sa préface, Sylvie Le Bon de Beauvoir relève toutes les ressemblances et toutes les différences entre Zaza et Andrée, entre Simone et Sylvie, entre Merleau-Ponty et Pascal, entre les familles réelles et les familles de fiction. Les deux petites filles se rencontrent un jour de rentrée, à l’âge de neuf ans, elles ne se quitteront plus jusqu’à la mort de Zaza/Andrée, foudroyée par une encéphalite virale à vingt-deux ans. Andrée surgit dans la vie de Sylvie à la façon d’un Augustin Meaulnes. Elle est auréolée d’une légende, elle a failli brûler vive, n’a jamais été scolarisée. Elle rattrape vite son retard auprès de Sylvie, la meilleure élève ; elle est douée de « personnalité » et affiche une forme d’impertinence. Sylvie éprouve tout de suite un sentiment d’amitié passionné qu’elle souffre de ne pas sentir aussi réciproque qu’elle le souhaiterait. Andrée appartient à une famille de sept enfants, de la grande bourgeoisie catholique militante, un milieu dans lequel elle « paraissait déplacée, trop jeune, trop frêle, et surtout trop vivante. » Elle semble toujours en avance par ses expériences : très jeune, elle tombe éperdument amoureuse de Bernard, plus tard elle fume et apprend à conduire avant les autres. Et pourtant elle reste prisonnière de sa foi janséniste et de l’étroite surveillance de sa mère qui l’éloigne de Bernard, puis de Pascal, jeune étudiant en philosophie que lui présentera Sylvie.

C’est Sylvie, d’une famille moins aisée et en voie de déclassement, qui s’émancipe, rompt avec la religion, acquiert l’indépendance par ses études. Ce récit n’est pas qu’un récit à clés, il est certes centré sur un lien essentiel noué pendant l’enfance et violemment tranché, mais il dresse aussi avec une rigueur implacable le portrait d’une société corsetée et tyrannique. L’histoire se déroule dans des milieux privilégiés, cloisonnés de surcroît par des préjugés, des distinctions de naissance, de fortune ou d’habitus, et cette micro-société s’emploie par de puissants ressorts à imposer la soumission aux femmes. Tout est dit à travers la mise en scène de la famille d’Andrée : le poids des traditions et des conventions qui écrase les femmes, souvent en douceur et avec leur consentement ; l’active complicité des mères qui ont sacrifié leurs amours et leurs rêves de jeunesse, comprennent intimement les amours et les rêves de leurs filles, mais s’appuient sur cette compréhension et sur l’amour que leur portent leurs filles pour mieux les détourner d’éventuelles transgressions et les ramener sur la voie de l’éternelle soumission. Victimes elles ont été, victimes seront leurs filles. Dans ce récit, est aussi finement dévoilé le rôle insidieux de la religion pour les jeunes filles qui peuvent y voir un chemin d’émancipation, d’épanouissement spirituel, d’exaltation compensatrice, voire libératrice, mais ce chemin conduit le plus souvent à rentrer dans le rang, à regagner les places assignées, à préférer les promesses et l’ordre établi à la révolte. Andrée, qui a le goût du risque, tentée par le vide du haut d’un toit, cherchant à s’envoler toujours plus haut sur la balançoire ou se baignant dans des eaux glacées et tourbillonnantes, blesse son pied à la hache, à la fin du roman, pour échapper à des obligations mondaines. Elle obtient le droit de faire des études de lettres, mais ne se résout pas à braver sa mère qui veut l’envoyer en Angleterre pour la séparer de Pascal, elle ne se sent pas soutenue par celui-ci, lui-même prisonnier de sa cellule familiale. Si elle est emportée en quelques jours par une méningite virale, il apparaît comme évident qu’elle est morte « étouffée » par un milieu criminel.

Ce que nous raconte cette histoire tragique, c’est bien sûr ce que vivent encore aujourd’hui de nombreuses femmes dans de nombreux pays, écartelées entre leurs attachements familiaux, amoureux, religieux et les aspirations de leur esprit et de leur corps ; et lorsque, comme Andrée, elles ne veulent pas ou ne peuvent pas « s’adapter », se résoudre aux accommodements, elles en meurent souvent, d’une façon ou d’une autre. Andrée, qui admirait tant la passion subversive dans Tristan et Yseult, pressentait un destin tragique. Zaza, si douée et qui voulait écrire, n’a pas pu écrire. Dans la réflexion pionnière sur les femmes qu’a développée Simone de Beauvoir, dans sa vocation littéraire, son amitié avec Zaza a sans doute joué un rôle déterminant. Et l’on peut aussi se demander si, dans son œuvre, le « tournant » autobiographique d’après 1954 ne doit pas quelque chose à cette amitié qui résistait à la fiction et exigeait un autre choix d’écriture.