Siri Hustvedt : La femme qui tremble, une histoire de mes nerfs

mercredi 29 décembre 2010, par Madeleine Rebaudières

Actes Sud, 2010

C’est l’enquête minutieuse et scientifique à laquelle l’auteur a consacré plusieurs années à la suite d’un épisode impressionnant et très troublant de sa vie. Alors qu’elle lisait un texte qu’elle avait écrit en hommage à son père, deux ans et demie après sa mort, devant une cinquantaine de personnes réunies autour d’un arbre planté en son honneur, à l’Université de Northfield (Minnesota) où il avait enseigné le norvégien pendant près de quarante ans, elle fut prise de tremblements violents. Elle parvint à continuer à parler et à se tenir debout jusqu’à la fin et le tremblement cessa, mais ses jambes étaient devenues violettes, ses sœurs avaient eu envie d’intervenir pour la soutenir. Elle se rappela avoir déjà connu cette impression de possession par une puissance supérieure lors de ses épisodes migraineux.

Ses voyages dans l’univers de la neurologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse sont anciens en raison des migraines dont elle souffre depuis l’enfance. Elle s’y est plongée pour l’écriture de son roman précédent, Élégie pour un Américain, dans lequel elle met en scène un psychiatre et psychanalyste, son « frère imaginaire ». Elle étudie les troubles mentaux, la pharmacologie, les tests psychiatriques, se passionne pour les neurosciences et assiste à des conférences mensuelles sur les sciences du cerveau à l’Institut psychanalytique de New York. Elle s’engage comme volontaire pour animer un atelier d’écriture hebdomadaire avec les patients d’une clinique psychiatrique. Pour interpréter ses tremblements, qui la reprennent périodiquement quand elle parle en public, elle envisage l’« hystérie », désormais dénommée « dissociation » ou « trouble de conversion » puis l’épilepsie, s’interroge sur les causes organiques ou non des troubles mentaux, consulte des neurologues, prend des médicaments, apprend le biofeedback pour se relaxer. Elle étudie le traumatisme et la dissociation, la personnalité multiple et les sciences de la mémoire. Son symptôme l’emmène de la Grèce antique à l’époque actuelle à travers des théories et réflexions sur « qu’est-ce que le corps, qu’est-ce que l’esprit ? ». Le passage sur l’écriture automatique est passionnant. Ainsi que celui sur le stade du miroir et l’apparition du « je » dans le langage de l’enfant.

Elle interroge les expériences mystiques qui semblent dissoudre les limites du moi, les « voix » (hallucinations auditives) qu’elle entend parfois, comme d’autres membres de sa famille. Les écrivains sont également convoqués : Dostoïevski et ses crises d’épilepsie, Flaubert et bien d’autres dont Simone Weil, affligée de migraines : « moindre douleur en la projetant dans l’univers, mais univers altéré ; douleur plus vive une fois ramenée à son lieu, mais quelque chose en moi ne souffre pas et reste en contact avec un univers non altéré ». L’histoire de la femme qui tremble est « le récit d’un événement répétitif qui, avec le temps, a pris des significations multiples selon la perspective d’où on le considère ». L’IRM n’a rien révélé d’anormal. Ni le neuropsychiatre ni le neurologue qui la suivent ne peuvent lui dire qui est la femme qui tremble. « Les migraines, c’est moi, et les rejeter reviendrait à m’expulser de moi-même. ». « Les frontières de l’identité consciente sont mouvantes ». « Nous ordonnons nos souvenirs et établissons des liens entre eux, et ces fragments disparates appartiennent désormais à quelqu’un : le « je » de l’autobiographie ». Une histoire comportera toujours des trous mais c’est « la voie menant à la cohérence ». Même si « l’ambiguïté est intrinsèquement contradictoire et insoluble, étourdissante vérité de brouillards et de brumes… je la traque à l’aide de mots… je suis la femme qui tremble. »