Sofi Oksanen : Purge

lundi 28 mars 2011, par Geneviève Mazeau

Stock, 2010

L’histoire commence par une étrange rencontre entre Zara, une jeune femme russe, qui, épuisée, est venue s’effondrer dans la cour d’une ferme estonienne et Aliide, une vieille femme qui vit seule dans cette ferme, où il ne reste plus ni vaches, ni poules, ni cochons, et qui fut autrefois la ferme familiale. Les deux femmes s’observent. Elles se jaugent. Elles se méfient. Elles sont sur le qui-vive. Le qui-vive est permanent dans ce livre, où planent le danger et la mort. La peur est partout, tout le temps. « La peur s’installait là, comme chez soi. Comme si elle ne s’était jamais absentée. Comme si elle était juste aller se promener quelque part et que le soir venu, elle rentrait à la maison. »

Le lecteur est pris dans une obsession de l’attaque. Où que l’on soit, à Vladivostok, Berlin ou en Estonie, cela sent la peur, la sueur, la crasse, le vomi, la vinasse, l’alcool, l’urine, le sperme, les relents de l’oignon, sans parler des vers qui grouillent sur la viande ou dans la farine. Quant à la mouche qui se développe dans la fosse à ordures, elle parvient à échapper à la tapette qui la chasse. Faut-il s’en réjouir ?
Dans ce monde-là, on prend la mesure de ce qu’engendre l’oppression, qui s’exerce sur un peuple en passant par les individus. Zara, éblouie par les promesses de l’Ouest, est devenue la proie d’un proxénète qui l’exploite et se donne droit de vie et de mort sur elle. Sous la botte des envahisseurs, Aliide a connu la torture, l’humiliation, la honte, tout comme Ingel, sa sœur, qui elle aussi a été torturée, puis déportée. Hans et « ses frères de la forêt » se terrent pour échapper au tyran.

Pour faire face et survivre, autant que pour oublier l’ignominie, la ruse et l’apparence de la soumission sont les armes des opprimés. Aliide se mettra sous la protection de l’ennemi et deviendra une bonne communiste. « Surtout personne ne pourrait affirmer qu’il se soit passé quelque chose pendant les interrogatoires, si elle se mariait avec un communiste ». Sa sécurité intérieure est à ce prix.

A l’oppression qui écrase la nation estonienne et crée la terreur et le chaos, va s’ajouter la confusion des sentiments. L’auteure montre jusqu’où le dépit d’une jeune fille amoureuse peut aller. Cependant, on ne saurait juger de la conduite et des actes d’Aliide, tant l’horreur est partout prégnante en ces périodes troubles. Seuls bémols dans ce livre noir, la cuisson des confitures et la confection des conserves de champignons ou de betteraves, la fabrication du savon, la connaissance des plantes médicinales et leur vertu. Elles nous apportent des touches de couleurs et des odeurs de terre nourricière bienfaisante, et nous signifient qu’Aliide rachète sa trahison en perpétuant les recettes ancestrales, qu’elle consigne dans un cahier, comme pour conjurer l’impossibilité de la transmission, laquelle lui est interdite par l’effet de son mariage avec un Russe...

La puissance du désir et du rêve d’Aliide, la force de l’amour d’Ingel, l’espoir de Hans, l’ardeur de Zara, sont autant de moteurs de vie et de survie pour ces hommes et ces femmes en résistance.

Par ce récit, Sofi Oksanen contribue à faire connaître l’histoire d’un pays balte, dont nous savons peu de choses. Elle mène subtilement son récit entre diachronie et synchronie. Cette construction ne nuit pas à la compréhension de l’histoire, ponctuée par les notules de Hans, commençant chaque fois par la proclamation « pour une Estonie libre ! » et sonnant comme un rappel de l’objectif primordial.

L’auteure complète son texte par une série de rapports du KGB, qui viennent authentifier le récit ; ils nous remettent en mémoire que, dans ce climat délétère, toute personne était objet de soupçon et de surveillance et pouvait être à tout moment arrêtée ; de même que les victimes pouvaient devenir les bourreaux et inversement. Dans un souci de précision, elle nous livre aussi une chronologie historique, simple et schématique de l’Estonie, qui éclaire les événements relatés. A la faveur de cette histoire, Sofi Oksanen évoque ceux qui se sont sacrifiés, ou ont été sacrifiés, pour gagner liberté et identité ; elle nous montre la grandeur et la bassesse humaine à l’aune des rapports de domination et des intérêts en jeu et nous amène à nous poser la question, dont on n’a pas la réponse : Qu’aurais-je fait si j’avais été à la place de ces héros ordinaires ?