Sophie Calle : Rachel, Monique

vendredi 7 septembre 2012, par Claire Legendre

L’exposition "Sophie Calle : Rachel, Monique" a été présentée au Palais de Tokyo avant d’être reprise, dans le cadre du Festival d’Avignon à l’Église des Célestins en juillet 2012. Le lieu – une église à l’intérieur dévasté, sur la Place des Corps Saints – se prête mieux que nul autre à accueillir ce que l’artiste y présente : un tombeau (aux sens littéral et littéraire) pour sa mère décédée en 2006. C’est l’histoire d’une vie qui apparaît dans le catalogue en forme de journal que publient les Éditions Xavier Barral, celle de Rachel Monique Szyndler, qui porta plusieurs noms, fut une jeune fille épanouie, une jeune femme excentrique, une vieille femme dépressive, et une mère. Ces états successifs donnent le vertige, dans la compression temporelle du livre qui les résume.

Les carnets de la mère sont un ready-made légué à Sophie Calle pour qu’elle s’en serve (on insiste sur ce point, nulle trahison ici mais une conscience et une volonté d’apparaître). Ce « journal » a beau être au centre du dispositif, il n’y apparaît que par moments, lorsque l’artiste vient en lire des passages. La voix est poignante, émotion brute car le pacte est le suivant : Sophie Calle est censée découvrir ces carnets. Elle n’en connaît, dit-elle, que les passages sélectionnés par l’éditeur pour le catalogue. Monique y évoque sans ménagement quelques amis connus (le journal est intime, il n’est devenu « extime » que par les translations de la mort et de l’exposition), on y entend surtout le désarroi, « j’ai été une mauvaise mère, une mauvaise épouse », la voix de la fille tremble au moment de le dire, réclame un sursis « je vais m’arrêter cinq minutes ».

Hors de ces lectures ponctuelles, le champ libre est laissé au regard pour s’attarder, dans l’écrin de l’église, sur les œuvres hommages, signées Sophie Calle mais pas seulement. Comme dans Prenez soin de vous , on retrouve ici le fil rouge des autres entre soi et soi : photographies, sculptures, installations réalisées par d’autres qui réinterprètent le deuil à leur façon et le mot « souci », dernier mot prononcé par la défunte, repris ici comme un leitmotiv.

Dans une chapelle est projeté le film (déjà montré à la biennale de Venise en 2007) de la mort que l’on ne saisit pas : ni le dernier mot ni le dernier souffle, on le guette, 11 minutes d’un snuff movie solennel en plan fixe, qui impose silence et recueillement. Ailleurs il est question de dernier voyage, de bijoux que l’on s’en va perdre au Pôle Nord comme on disperserait des cendres, de pierres tombales photographiées grandeur nature, d’une girafe naturalisée baptisée Monique, qui regarde l’artiste – et le spectateur – « de haut, avec ironie et tristesse ».

Comme souvent chez Sophie Calle, le principe de l’identification est un piège tendu à l’altérité. L’identité de la morte, mise en exergue, se dissout paradoxalement dans l’hommage, et quand on en sort, Monique enterrée, c’est à la mère que l’on pense. Objectivée pour une fois hors de sa fonction nourricière, femme libre, multiple, inscrite dans son temps par ses amours, ses élans, ses visages : notre mère, chacun la sienne, aperçue de biais à travers le miroir.

A retrouver dans le catalogue paru aux éditions Xavier Barral, 2012.