Sorj Chalandon : Enfant de salaud

vendredi 14 octobre 2022, par Christian Lejosne

Grasset, 2021

Avec Enfant de salaud, son dernier roman, Sorj Chalandon offre enfin la clé de l’ensemble de son œuvre littéraire. Petit détour par ses précédentes publications. Mon traître (paru en 2008) est une tragédie au cœur battant qui parle d’amitié, de secret et de trahison, sur fond de guerre en Irlande. Une histoire inspirée de faits réels vécus par l’auteur. Antoine, jeune luthier parisien, se lie d’amitié avec des combattants de l’IRA. Un lien fort se noue avec Tyrone Meehan, devenu, pour Antoine, une sorte de père symbolique. Tyrone l’appelle « Fils ». Et puis un jour, Tyrone est démasqué : depuis vingt ans ce militant de l’IRA pactise avec les services secrets britanniques. Cette trahison parut-elle plus ignoble à Antoine-Sorj parce que Tyrone-Dennis jouait le rôle de substitut de père ? Écrire Mon traître ne calma ni la colère ni le ressentiment de Sorj qui dut remettre le couvert, trois ans plus tard, avec Retour à Killybegs (2011). La même histoire, cette fois racontée du point de vue du traître. La trahison de Tyron-Dennis fut d’autant plus difficile à digérer pour Sorj Chalandon que son propre père lui avait fait croire, enfant, qu’il avait exercé de glorieuses professions : footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, conseiller personnel du général de Gaulle. Cette imposture, Sorj Chalandon la romance dans Profession du père (2015).

La légende de nos traîtres
Entre les deux livres sur l’Irlande paraît La légende de nos pères (2009). Un ancien journaliste, reconverti en biographe, est sollicité pour écrire la vie d’un ancien résistant. Au fur et à mesure de leurs séances d’entretiens, le biographe se met à douter des dires du résistant. Mais, est-ce le rôle d’un biographe de mettre en cause les déclarations de son client, même si ce dernier ne dit pas la vérité ? Vers la fin du livre, Sorj Chalandon écrit : « Lors du dernier entretien, je ne notais même plus les propos de Beuzaboc (le soi-disant résistant). J’étais ailleurs, je marchais sur d’autres terres. Je reprenais ma vie et mes mots. L’histoire de mon père, le silence de mon père. Je portais cette souffrance en moi depuis tellement de temps. Je savais maintenant. Il était l’heure. »

Un tombeau de papier
Il faudra encore treize ans pour que ces mots prémonitoires fassent enfin converger l’œuvre et la vie de Sorj Chalandon. Pour que le voile du mystère qui nimbe les romans de Sorj Chalandon se lève et qu’apparaisse enfin l’origine de la malédiction des personnages de ses romans. Ses doubles de papier et leur irrémédiable rencontre avec la trahison. Car cette fois, malgré le mot « roman » inscrit sous le titre du livre, Enfant de salaud (2021) c’est bel et bien l’histoire autobiographique de son auteur. Celle d’un fils, sonné jusqu’au vertige par les histoires rocambolesques que son père lui raconte, le soir dans sa chambre, sur la vie qu’il avait menée pendant la Seconde Guerre mondiale. Surtout après que son grand-père (le père de son père) lui a dit un jour : « Ton père pendant la guerre, il était du mauvais côté. » C’est finalement dans le dossier judiciaire de son père, « condamné à un an de prison en 1945 » que le fils, devenu journaliste, découvrira la vérité sur son géniteur. Lors de l’émission 28 minutes sur Arte, peu après la sortie du livre, Sorj Chalandon dira : « Tous mes livres sont le tombeau de mon père. » Et, reprenant quasiment mot pour mot ce qu’il avait dit après avoir écrit dix années plus tôt Retour à Killybegs, il ajoutera : « Tout ceci fait partie d’un chemin qui est le deuil de la rancœur. » Enfant de salaud est la pièce manquante d’un puzzle, le dernier morceau d’un miroir éclaté qui laisse enfin apparaître le visage maltraitant d’un père dont le fils a tenté de prolonger le plus longtemps possible la légende.

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