Sorj Chalandon : Profession du père

mardi 2 février 2016, par Alice Bséréni

Grasset, 2015

Avec la rentrée littéraire 2015 est arrivé le Chalandon nouveau et un sixième titre : Profession du père. Un titre qui donne à l’auteur l’occasion de fouiller à nouveau les arcanes de l’âme humaine et les comportements singuliers, mêlés une fois encore aux chaos de l’Histoire (« avec une Hache », dixit Perec). Un titre, une promesse qui ont de quoi réjouir les lecteurs assidus de l’auteur dont le style concis saturé d’humour comble les amateurs que nous sommes. Même et d’autant plus que le sujet est grave, celui de l’enfance maltraitée, en souffrance jusqu’à être martyrisée.

L’enfant, surnommé Picasso, du pseudo qu’il se donne, a un père qu’il admire et qui le martyrise en pervers au comportement dément et paranoïaque. L’enfant ignore la profession de son père, ce qui transforme en casse-tête les mentions à renseigner sur les livrets scolaires. « Agent secret », concédera-t-il un jour, sans autre explication. Le père, ce héros, s’avérera être l’un des animateurs de sections OAS au cours de la guerre d’Algérie et bras droit de Salan. L’intrigue se corse quand l’enfant sera sollicité pour prendre part à des opérations secrètes de propagande avec, puis à la place du père, le couvrir et en ménager l’anonymat. Séances épuisantes d’entrainement militaire, représailles et punitions à répétition, privations de repas, consignation dans la « chambre de correction », un placard exigu sans aération ni lumière, des heures, voire des jours et des nuits entières… Autant d’ingrédients du martyre d’un enfant qui a, en outre, la malchance d’être asthmatique. Chacun de ces traitements le conduit au bord de l’asphyxie, voire de l’agonie. Cela n’est pas sans nous rappeler le calvaire de l’enfant bègue que fut l’auteur jusqu’à l’adolescence. Nulle instance ici pour porter plainte, ni une mère pourtant aimante, en pleine cécité, totalement soumise à son mari, ni un médecin de famille qui ne veut ni ne peut concevoir « qu’un Monsieur si bien, qui a sauvé le général de Gaulle… » se laisse aller à ce genre de méfaits. Ni le parrain fantôme inventé par le père en oncle d’Amérique, ni les enseignants qui ignorent tout de ce qui se passe à la maison et ne comprennent rien aux courbes fantaisistes des notes et des leçons.

On ne saura rien de la profession réelle du père, ballotée dans l’imaginaire de l’enfant et celle du lecteur entre agent secret, barbouze, espion, taupe ou héros véritable. Les ingrédients d’un récit fantastique, voire délirant alimentent l’intrigue et le récit d’une biographie saturée de souffrance, d’angoisse, de solitude, aux identifications ravagées par une histoire hypothéquée, tant dans le destin singulier que collectif.

On le comprend, l’enfance du petit Picasso se déroule sur le mode d’un long calvaire que seule la pratique du dessin et l’amitié de copains d’école parviendront à adoucir quand la tendresse d’une mère se montre inapte à en déjouer les affres. C’est aussi par la construction de scénarios imaginaires, empruntant aux méfaits du père pour les mettre en scènes, que l’enfant tentera de compenser les effets sur lui dévastateurs de ces divagations. Jusqu’à conduire l’un de ses amis, son pote, son double presque, au bord du désastre.

Jusqu’au jour où le narrateur partira en claquant la porte de cette dévastation pour tenter de se construire, de fonder une famille aussi. Et retrouver un jour sa mère en une triste circonstance : « Nous n’étions que nous, ma mère et moi. Lorsque le cercueil de mon père est entré dans la pièce, j’ai pensé à une desserte de restaurant… » . Ainsi se formule l’incipit du livre, qu’aucune épitaphe ne refermera sur le tombeau du père.

Avec ce nouveau titre traitant de l’enfance souffrante, l’auteur visite un thème qui lui est cher, qu’il a su nous rendre familier avec son « Petit Bonzi » mettant en scènes et en mots l’enfant bègue qu’il a été. Ce grand baroudeur et reporter de guerre, dont les nombreux titres ont été salués par la critique et nombre d’entre eux primés, sait aussi se pencher sur les drames de l’enfance dont il écrit là un témoignage émouvant. D’une plume sobre et pleine d’humour, souvent noire et grinçante, il nous emmène sur les traces de filiations difficiles à assumer, dans l’histoire singulière comme dans l’histoire collective. Une belle leçon de résistance, de résilience aussi pour céder à un terme cher à l’époque. Si l’on ne saisit pas très bien comment l’enfant martyr a pu vraiment en réchapper, on applaudit à une leçon d’espoir qui réhabilite les raisons de continuer à vivre et de perpétrer l’espèce.