Taos Amrouche : Carnets intimes

dimanche 22 mars 2015, par Élizabeth Legros Chapuis

Joëlle Losfeld, 2014.

Quand on parle aujourd’hui de Taos Amrouche, on pense surtout qu’elle fut chanteuse, interprète de chants traditionnels berbères, dans les années 1960. Mais c’était aussi un écrivain, auteur de cinq romans (dont quatre récemment réédités) : elle fut, avec Jacinthe noire (1947), la première romancière algérienne de langue française. Les éditions Joëlle Losfeld viennent de publier ses Carnets intimes – livre qui la révèle sous un nouveau jour.

Marie Louise Marguerite Taos Amrouche était née en 1913 dans une famille berbère christianisée, ses parents étant tous deux des Kabyles convertis au catholicisme dans leur jeunesse. Elle était la sœur de Jean Amrouche, écrivain, journaliste littéraire et homme de radio. Avec lui, elle avait réalisé en 1952 à Manosque une série d’entretiens avec Jean Giono, publiés par Gallimard. Mais les relations entre Taos Amrouche et Giono ne s’arrêtaient pas là. Ils ont entretenu pendant des années une relation amoureuse orageuse, qui imprègne tout le volume de ces carnets.

Ces quatre carnets ou plutôt cahiers, comme elle les désigne, couvrent sept ans de la vie de leur auteur, de 1953 à 1960. Lorsque commence le premier, Taos vit en France ; elle a quarante ans, Giono cinquante-huit. Leur situation est difficile : Giono est marié, Taos aussi, avec le peintre André Bourdil, dont elle a une fille, Laurence, alors âgée d’une dizaine d’années. Impossible pour les amants de vivre ensemble ; ils ne peuvent avoir que des moments clandestins que Taos attend avec impatience (cela fait penser à Passion simple d’Annie Ernaux). Impétueuse, passionnée, elle passe sans cesse de l’exaltation à l’accablement : « Je suis d’essence dramatique », note-t-elle avec lucidité. Leur relation est une alternance de disputes, de joies furtives, de brouilles, de réconciliations, de menaces, d’extases, de récriminations, de rapprochements. Taos rapporte des récits de rêves, de nombreuses conversations et décrit ses sentiments avec précision, dans des phrases brèves et intenses. Quand ils sont fâchés, elle écrit par exemple : « Il est des moments où je me sens tout près de l’exécrer ». Il ne lui suffirait pas de le détester ou de le haïr... Mais elle l’admire infiniment comme écrivain : « Il a une plume divine, un souffle qui l’apparente aux chantres les plus grands. […] C’est là le secret de mon amour éperdu. S’il n’était qu’un homme ordinaire, je me serais détachée depuis longtemps. » Elle parle aussi sans fausse honte de leurs relations intimes.

Elle se tourmente continuellement, non seulement au sujet de Giono, mais aussi de son mari, avec lequel ses relations sont tout aussi conflictuelles. Elle note ainsi en 1959 : « Les quinze jours passés avec André ont été effrayants. J’ai été sordide, atroce, parce que je souffrais comme il n’est pas permis. » Elle plaint sa petite fille, « victime » de la situation. Elle pleure beaucoup. « Mes larmes sont toutes prêtes : une poche qui menace sans cesse de crever. » Elle lit les Lettres de la religieuse portugaise , que Giono lui a offertes : « La similitude est frappante entre ces lettres et les miennes, entre les tempéraments excessifs et dramatiques, l’humilité, l’orgueil et la douleur, avec évidemment, en plus, le drame du déracinement sous-jacent. »

Cet amour douloureux éclipse tout autre sujet dans les cahiers de Taos Amrouche. Ainsi, alors que leur écriture est contemporaine de la guerre d’Algérie, il en est très peu question. Taos connaît d’autres chagrins pendant la même période, où elle perd successivement son frère Henri et son père. Finalement, le seul élément vraiment positif de son existence, c’est l’écriture, « moteur incandescent » de la vie de Taos, selon les termes de Yamina Mokaddem qui présente ces Carnets intimes.