Thadée Klossowski de Rola : Vie rêvée

lundi 1er juillet 2013, par Élizabeth Legros Chapuis

Grasset, 2013

Le journal d’un éternel rêveur.

Thadée Klossowski de Rola, né en 1944, est le fils de Balthus (le peintre) et le neveu de Pierre Klossowski (l’écrivain). Vie rêvée rassemble ses notes sur l’année 1965 (il a alors 21 ans), puis la période 1971-1977. Entrées brèves, souvent quelques lignes, rarement plus d’une page.

Peu de livres, assurément, comportent autant de lettres majuscules par page : ce n’est plus du name-dropping, c’est une manière d’être. D’une entrée à l’autre, tous ces dîners, déjeuners, thés, verres pris ici ou là, réceptions, soirées, conversations, appellent irrésistiblement les noms – bien souvent les seuls prénoms – des gens que le diariste fréquente.

Il a tout pour être heureux, ce garçon : un grand nom, une bonne éducation (reçue en Suisse, évidemment), un carnet d’adresses prodigieux, il est jeune, il est beau comme un prince. Heureux, il ne l’est pas, bien entendu, et ce qui le ronge, c’est son impossible désir d’écrire. Impossible, car bien que ce désir soit constant – il court tout le long du livre – il se heurte sans cesse à sa nature qui est paresse, indécision, indolence. « Si je n’arrive même pas à m’imposer d’écrire ici tous les jours un peu de la journée passée, je suis foutu. (…). J’ai 21 ans, je suis raté. Et mon roman, mon roman ne vaut rien. »

Au début, c’est un roman, en effet, qu’il voudrait écrire. Il en livre même, page 92, un synopsis. Cela commence par un grand bal. Le personnage principal s’appelle Roman. Progressivement, le schéma du roman sera abandonné pour ne laisser qu’une idée plus abstraite de livre à faire. Thadée Klossowski cherche des concepts, il interroge ses amis, « dis-moi ce que je dois écrire ». Il envisage de recycler son journal sous forme de courtes nouvelles. Naturellement, il n’en fait rien.

Le jeune Thadée a pourtant de bonnes lectures : Proust, Gide, T.S. Eliot, Jouve, Aragon, Rilke, Virginia Woolf, Blanchot, Barthes... Mais de ces grands aînés, l’exemple devient écrasant, comme aussi celui de Georges Bataille, dont on l’a chargé d’éditer les œuvres, ou de Pierre Klossowski, « l’oncle Pierre ». Alors, il rêve « d’un livre qui s’écrirait tout seul ».

Entre temps, la vie continue. En 1968, il rencontre Louise de la Falaise, dite Loulou, qui travaille avec Yves Saint-Laurent. Longtemps, il va tourner autour de l’idée de tomber amoureux de Loulou, idée de plus en plus insistante. Mais toujours flottant, indécis, il mettra plusieurs années à comprendre qu’elle détient peut-être une clef : « Je suis bousillé. En tout cas, hier soir, assis à côté de Loulou, j’entrevoyais une vie très différente, une vie que la peur d’être insuffisant ne briderait plus, je serais tellement plus proche de moi-même. » Le livre se clôt sur une déclaration d’amour à Loulou ; ils se marieront en 1977. Dans une interview parue dans le Monde du 6 avril 2013, Thadée Klossowski de Rola, aujourd’hui quasi septuagénaire, explique que l’idée de publier son journal lui est venue après la mort de Loulou, survenue en 2011 : « En relisant, je me suis aperçu que cela faisait un roman d’amour ».

Cette publication, comme un mausolée élevé à la mémoire de la disparue, donne une autre coloration à ce journal, une mélancolie durable. Le diariste possède par ailleurs le goût de l’observation et l’art du croquis : « Quant à Charlotte : belle dame, l’œil chinois, le cou tendu, oiseau inquiet. » Il a aussi, par moments, le sens de la formule : « J’appelle mensonge ce qui me gêne ». Ce qu’il rend le mieux, toutefois, c’est la couleur : « Le soleil revient, et toutes les couleurs, les fiacres sont rose rouge et vert ou bleu presque violet, noir / bleu bleu bleu bleu / ce trait jaune ombre du rose. » Et là, on se souvient que son père était un grand peintre…