Tobie Nathan : Ethno-Roman

vendredi 7 décembre 2012, par Élizabeth Legros Chapuis

Grasset, 2012

En 1993 parut un roman policier peu banal, intitulé "Saraka Bô". On y voyait un psy, appelé en renfort par la police, décrypter les souffrances de migrants en proie aux esprits qui les habitent. J’appris que l’auteur, Tobie Nathan, était le grand expert français de l’ethnopsychiatrie – cette méthode de traitement des maladies mentales prenant en considération les groupes ethniques et culturels des patients, leur environnement social – et qu’il venait de fonder, à l’université Paris VIII, un centre d’aide psychologique aux familles migrantes auquel il avait donné le nom de son maître, Georges Devereux.

Presque vingt ans plus tard, voici que Tobie Nathan nous propose une autobiographie peu conventionnelle. Renonçant à la chronologie, au récit linéaire, il décrit des zigzags dans le temps et dans la géographie, du Caire à Gennevilliers, de l’île de la Réunion à Rio de Janeiro. Le livre est ponctué de parenthèses décrivant des visites auprès de guérisseurs traditionnels à travers le monde. Il est essentiellement focalisé sur l’activité professionnelle de Tobie Nathan, mais celle-ci est inséparable de sa personnalité, de ses origines et de son parcours personnel.

Lui-même issu de l’immigration, fils de Juifs égyptiens, il est arrivé en France en 1958, à l’âge de dix ans, après une étape de quelques mois en Italie. L’évocation de ses années de jeunesse est une plongée dans la France des années soixante, celle du général de Gaulle, du plein emploi et de la léthargie qui va précéder l’éruption de mai 68. « Cet été de la liberté fut celui de tous les possibles. »

Il se montre très tôt passionné par la psychanalyse, convaincu de sa vocation. Mais il tâtonne encore quelques années jusqu’à la rencontre avec le fondateur de l’ethnopsychiatrie, Georges Devereux – un professeur brillant, original, voire excentrique. Lorsque Tobie Nathan lui rend visite, en 1971, pour lui demander d’être son directeur de thèse, ils passent ensemble la journée entière, au terme de laquelle Devereux l’adoube : « Tu seras mon successeur »… Huit ans plus tard, Nathan créera à l’hôpital Avicenne de Bobigny la première consultation d’ethnopsychiatrie en France. L’ombre du professeur Devereux plane sur tout le livre de son élève, dont l’imprégnation se révèle par cet aveu : « Je n’ai ni aimé ni détesté Devereux ; ne l’ai adulé ni méprisé. Il était devenu pour moi comme une fonction intérieure, la grammaire implicite de mes paroles. »

Soigner et éduquer, telles seront donc ses fonctions : « Freud écrit qu’il est trois métiers impossibles : gouverner, soigner et éduquer. J’en ai pratiqué deux. » Jusqu’à une nouvelle période, celle où Tobie Nathan quitte la France pour l’Afrique, puis Israël, puis l’Afrique à nouveau, pour y être conseiller de coopération et d’action culturelle. Départ déclenché par la mort de sa mère en 1999 : « Vivante, je n’aurais jamais imaginé quitter le pays où elle se trouvait »…

Car c’est aussi que la famille est très présente dans ce récit, avec les personnages du père, de la mère, du frère ainé « Lord Edwin » (à qui le livre est dédié), et des aïeux proches ou lointains. La question du nom est capitale. Tobie Nathan a été nommé Yom-Tov, comme son arrière-grand-père rabbin. De fréquents retours en arrière nous ramènent à la maison familiale du Caire, à la présence des ascendants, aux coutumes et aux superstitions en vigueur.

Un livre foisonnant, où l’auteur expose également son rapport à la judéité, se déclare grand lecteur d’Homère – comment ne pas s’identifier à Ulysse, l’éternel exilé – détaille sa passion des belles voitures, son goût de la nuit, son obsession du lien amoureux… On y découvre une personnalité singulière, attachante, qui s’expose avec lucidité. Ne dit-il pas que « le métier d’homme n’est rien d’autre que la tentative toujours répétée de percevoir ses propres singularités et de les apprivoiser ».