Tonino Benacquista : Porca Miseria

jeudi 24 février 2022, par Évelyne Picard

Gallimard, 2021

Porca miseria ! est le juron lâché par le père de Tonino Benacquista, lorsqu’il s’écroûle en fin de journée dans son lit, ivre mort, au grand soulagement de tous : « A la nuit tombée nous ressemblions à une famille ». Dès le premier chapitre, le ton est donné. Dans ce récit autobiographique, dans lequel cet auteur à succès explique par quels chemins détournés il est arrivé à l’écriture (romans noirs, nouvelles, cinéma) et à la lecture. Rien ne prédisposait ce fils d’immigrés italiens, peu scolaire, à choisir cette voie. Surtout dans une famille peu cultivée et déracinée, entre un père alcoolique, qui emportera dans sa tombe le mystère de son addiction, et une mère dépressive et soumise. Le père de Tonino, qui aurait pu rester au pays, ou s’exiler aux Etats-Unis, a fait le choix, au début des années cinquante, de grossir les rangs des ouvriers français des Trente Glorieuses. Contrairement à leurs enfants, les parents n’ont pas abandonné leur dialecte et ne se sont pas vraiment intégrés.

Tonino est le petit dernier des cinq enfants de la famille, « une note en bas de page du roman familial ». Ses parents ne lui transmettent rien, mis à part un souvenir de guerre pour Cesare, le père, ou quelques souvenirs de famille pour Elena, la mère. Son demi-frère, beaucoup plus âgé, saura s’intégrer. Ses trois sœurs, aux caractères très différents, seront tenues d’intégrer le cours Pigier pour devenir dactylos, que cela leur plaise ou non. Un chapitre plein de tendresse est consacré à cette fratrie. Pour Tonino, c’est la culture de la rue, celle qu’il partage avec ses copains de jeux qui appartiennent aussi à la communauté italienne du quartier. Avec eux il échange les Tintin, Spirou, Astérix, et autres Pilote, commente les exploits des super- héros de l’unique chaîne de télévision, découvre la pop américaine, et le cinéma italien.

Il n’y a pas un livre à la maison, sauf ceux d’Anna, la plus « intellectuelle » de ses sœurs. De toutes manières, Tonino n’aime pas lire, Son premier « vrai » livre, offert par Anna,La Guerre du feu, de J.-H. Rosny Aîné est un pensum dont il ne vient pas à bout, et qui retarde pour longtemps son entrée dans le monde de la lecture. Il se rattrapera plus tard, avec les Chroniques martiennes de Ray Bradbury. A défaut de lire, Tonino décide d’écrire un « roman » grâce à la machine à écrire abandonnée par ses sœurs qui ont quitté la maison. Il s’en souviendra trente ans plus tard et le sujet de son livre fera l’objet d’un film. Laissé seul et sans contrôle parental devant la poste de télévision toujours allumé, Tonino se gave avidement de l’entier du programme du soir.

Ainsi continue t-il à s’instruire. Du côté des livres, rien ne change avec le collège, les grands classiques imposés restent « intacts et inexplorés », prenant la poussière sur l’étagère. Plus tard, les expériences pédagogiques post soixante-huitardes lui ouvrent les portes de l’imaginaire. En mathématiques, il sèche sur un problème d’algèbre et écrit un « texte libre » : X, cet inconnu. Il récolte un zéro, mais la gloire en prime. Petit à petit et les années passant, Tonino devient vraiment français, l’Italie « c’est celle des autres, celle que mes parents qui la portent en eux comme un regret ou un remords ». Pour lui, « la France, c’est Vitry, la Seine, la Foire du Trône. C’est le bar-tabac le Balto, son express au comptoir que je demande serré et qui ne l’est jamais. C’est les Shadocks, Bernard Pivot, le Temps de la rengaine de Serge Lama, et les huit salles de cinéma de l’Odéon… c’est Roland Garros et le coup droit de François Jauffret. C’est le complément d’objet direct qui fait l’accord s’il est placé avant. C’est Simone Veil qui pleure d’épuisement en faisant passer la loi sur l’avortement… » Tout un monde qui fournira la base de son inspiration future.

Cependant les vacances en Italie, au cours desquelles il passe des journées entières au cinéma, font de lui un cinéphile, son imagination entre en ébullition, sa sensibilité est exacerbée. Il a trouvé sa voie et décide très vite, au lycée, rare garçon en classe littéraire, de devenir « fabricant de fiction ». La lecture de certains chefs d’œuvres imposés (Maupassant, Une vie) ont eu raison de sa résistance. Il devient un grand lecteur, et rencontre le succès à partir de la parution de La Commedia des ratés, inspiré par sa famille.

A la fin de ce récit autobiographique Tonino Benacquista dévoile son handicap : une forme grave d’agoraphobie. Il relate également le devenir des différents membres de sa famille puis se plaît à imaginer d’autres destins pour chacun d’eux. Ce portrait attachant d’un destin familial et d’une époque se lit très agréablement.