Une enfance dans la guerre. Algérie 1954 – 1962. Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar

vendredi 6 mai 2016, par Françoise Lott

Éditions Bleu autour 2016
Préface de Jean-Marie Borzeix

Peu de pages, pour chacun des 44 écrivains – tous nés en Algérie – réunis dans ce recueil, mais un même thème pour tous : L’enfance et la guerre. Ici, le mot « événements » est balayé, c’est bien le mot « guerre » que les enfants ont entendu leurs parents murmurer et c’est bien dans un pays en guerre qu’ils ont vécu entre 1954 et 1962. Tous n’en ont pas pris conscience au même moment, mais tous, tôt ou tard, ont croisé un corps ensanglanté, ont vécu des scènes de violence, ont appris la mort d’un père, d’un cousin, d’un oncle, ont entendu parler de tortures. « J’ai grandi là, dans la douleur et les privations », dit Y. Belaskri et encore : « Je n’ai jamais joué à rien ». Musulmans, Juifs, « européens », tous ont connu la peur. Ils se souviennent des armoires poussées contre les portes de la maison, de la chambre où tout le monde se réunit pour se protéger, de « l’odeur putride » sur le chemin de l’école, d’une femme exécutée, aperçue par l’entrebâillement des volets, de l’exposition de corps fusillés.

Qui peut les protéger ? Les parents parlent à voix basses, mais les enfants écoutent. Devenus adultes, ils se souviennent qu’ils les trouvaient courageux, -parfois des « héros » - inquiets, troublés, prudents. Les mots sont lourds d’un sens inconnu ; qu’est-ce que « le maintien de l’ordre », une « disparition », un « rebelle » ? Pourquoi faut-il taire à l’école tout ce qui se dit à la maison ? Les mots « juif », arabe », « français » sont tabous. Il ne faut plus sortir dans la rue, ni parfois aller à l’école : on risque d’être égorgé, lynché, enlevé.

Mais où est l’ennemi ? Personne ne peut nommer vraiment la source du danger. M. Nicolas a vécu dans le « Village Nègre », près de Sidi-Bel-Abbès, au milieu d’une population essentiellement arabe. Elle s’y sent libre et protégée. Pourtant, soudain, les youyous des femmes éclatent, et, dit-elle : « J’avais peur. Et honte d’avoir peur. Mais peur tout de même. Terriblement peur ». Ce que les enfants savent, c’est que « des hommes tuent des hommes » et ils se demandent : « Qui tue qui ? » voyant bien que chacun peu à peu regarde son voisin avec suspicion. Un instituteur est égorgé devant ses élèves ; l’un d’eux en devient muet, raconte K. Sefta. Certains entendent dire que la société n’est pas juste, d’autres qu’ils sont « du mauvais côté ». Le danger vient du FLN, du MNA, de l’OAS, de l’armée, des « rebelles ». A ces rebelles, un enfant, A. Metref, a porté l’eau et le café, sentant qu’ainsi, il participait à la « libération du pays ». Avoir un père arabe et une mère française était une situation particulièrement difficile. Leur fille, L. Sebbar, raconte : « Je devins mutique. Je n’appartenais à aucun clan ».

« Et un jour, plus de couvre-feu, plus de bruit d’avions, plus d’incendie de forêt sous le napalm. L’houria, la liberté. La paix » se souvient Z. Labidi. L’année 1962 a été aussi celle d’une libération. Une explosion de joie et d’espoir. Les anciens « rebelles » triomphants tendent leurs fusils vers les « guirlandes de femmes aux balcons », on danse, on chante. Mais, de ces écrivains algériens qui se souviennent de la libération de leur pays, beaucoup l’avaient quitté à la fin du siècle dernier.

Cependant l’ombre du bonheur n’a pas disparu. Un jeune garçon, A. Amato, s’imagine dans un western et voit John Wayne dans la silhouette de son père ; sa petite sœur joue à l’infirmière. On va encore à la plage, regarder passer une course de cyclistes ; A. Vircondelet se souvient avoir savouré une glace au citron pendant que s’échangeaient de terribles propos au-dessus de sa tête. Adolescente, L. Sebbar écoute avec « une excitation secrète », « une curiosité fébrile » le bruit de la mort que font les hélicoptères. Et elle se réfugie avec fougue dans la lecture. Les concerts de casseroles, le bruit de lointaines explosions, peuvent même bercer le sommeil de certains. Et il y a toujours la beauté de la lumière sur la ville, sur la mer. Car, comprend-on, cette guerre, les adultes refusent longtemps d’y croire. M. Ayoun, toute petite alors et qui ne connait de l’Algérie que la « déchirure » dit quand même : « L’Algérie-bonheur est le fondement même de ma vie ». Et, même au contact quotidien de scènes meurtrières, J.J. Gonzales se souvient qu’il voulait encore jouir de « ce en quoi à un certain moment, repose la douceur du monde ». Mais, à un moment ou à un autre, la mort surgit. Alors, cependant, vient pour lui le dénouement : « La grenade éclate. Bruit mat. Sans écho. Arraché au silence. Viens. Mon fils. Il faut partir. »

Si on évoque deux des recueils où Leïla Sebbar a invité des écrivains originaires du Maghreb à parler de leur enfance, L’enfance des Français d’Algérie avant 1962, Une enfance juive en méditerranée musulmane, on se souvient qu’entre les deux pôles, celui du bonheur vécu dans le pays natal, et celui de la déchirure de l’exil, c’était plutôt l’éclat du bonheur de l’enfance qui prévalait. Cinquante ans après la fin de la guerre, ces évocations de violence, de cruauté, d’aveuglement, nous semblent terriblement actuelles et nous disent combien il était nécessaire enfin d’en parler. C. Ray conclut : « Aujourd’hui, le cœur serré par tant de guerres, j’écris ».