Une enfance turque, récits inédits recueillis par Elif Deniz

vendredi 8 janvier 2016, par Françoise Lott

Éditions Bleu autour, 330 p., photos

Nous sommes en Turquie. Trente-deux écrivains nous parlent de leur enfance, chaque fois en peu de pages, mais des pages denses. Dix parmi eux écrivent directement en français. Nous voyageons à travers un immense pays où les villes et les villages ont souvent des noms difficiles à prononcer, formés de lettres qu’une dentelle de cédilles ou de trémas rend plus mystérieux encore. Mais ils nous ouvrent les portes de jardins où les roses voisinent avec les colibris, où un petit garçon peut faire le tour des parterres de tulipes sur son tricycle. Jardin encore où un gros figuier se hérisse de cordes à linge les jours de grande lessive. Jardins qui donnent sur le Bosphore, sur la lumière et le bleu de la mer. Nous rêvons à la splendeur d’Istanbul.

Nous entrons dans de vieilles maisons de bois, à deux ou trois étages, qui tendent à disparaître, mais où vivaient familles, voisins, quantité d’enfants et beaucoup d’animation. Nous découvrons aussi la minuscule chambre de bonne sous les toits, à Paris, où les parents de la narratrice, communistes proscrits, ont trouvé refuge. Au cœur d’Istanbul, un écrivain se souvient que des Coréens habitaient le sous-sol de sa maison, des Arméniens le rez-de-chaussée, des Grecs le deuxième étage, et un couple musulman sous les combles. C’est une mosaïque de peuples qui s’enchevêtre dans l’immensité du pays : Anatoliens, Arabes, Bosniaques, Albanais, Caucasiens, Kurdes…

Parents et grands-parents jouent un grand rôle dans tous ces récits. Ils veillent à l’éducation des filles (ce qui est un grand privilège) comme des garçons. Pour ceux-ci on recherche les établissements prestigieux, laïques comme le lycée Galatasaray à Istanbul, les fils y apprendront l’anglais, le français. L’héritage de Mustapha Kemal est solide. Bien sûr, il y a eu le souvenir cuisant d’une gifle donnée par un père ou une mère exaspérés, mais la révolte ou la solitude de l’adolescence ne sont pas les thèmes de ces récits. Il y a trop d’animation dans les villes, les villages, trop de grands-parents où se réfugier quand un père fait faillite ou est déplacé pour une sanction politique. Et puis les livres sont de merveilleux compagnons. Un auteur se souvient qu’il se réjouissait d’être malade pour pouvoir se plonger dans un roman de Jules Verne. Une enfance de papier est le titre d’un récit, et celui d’un autre : Le bonheur de lire. Emporter des livres en cachette de la police, lire Nazim Hikmet malgré l’interdiction, cela montre l’amour de la lecture dont les enfants ont hérité. Et la littérature française n’était pas à la dernière place.

Comment dire les multiples visages du monde extérieur ? Le vendeur de glace qu’on appelle de la fenêtre, les grands cavaliers kurdes aux beaux chevaux qui viennent vendre leurs fromages de brebis, le trajet animé qui conduit à l’école… Mais il y a d’autres souvenirs. L’enfant dont les parents enseignaient en Anatolie évoque l’hostilité des gens du village qui « n’aimaient pas les fonctionnaires ». La peur est le titre d’un récit qui parle d’une petite fille que les yeux bleus du portrait de Mustapha Kemal, accroché partout, ne rassurait pas, et qui se souvient : « Nous apprenions sous la contrainte et la peur ». Les coups d’état de 1971 et 1980 ont frappé les plus jeunes. Une narratrice habite le merveilleux quartier situé entre la Mosquée Sainte-Sophie et la Mosquée Bleue, mais elle entend les cris des prisonniers politiques, voit leur détresse dans la prison proche de sa maison.

Il plane donc une sorte d’insécurité, à partir des années 1970 surtout, semble-t-il, et les enfants en souffrent. Violence de la vie publique, quand la petite fille apprend que l’instituteur a été mitraillé sur les marches de l’école, quand une autre perçoit, passant près d’une mosquée, « des bribes de prêche sur les vertus des coups d’état et les ruses diaboliques des suspects recherchés ». Bien des récits laissent deviner une coexistence harmonieuse entre les diverses communautés, mais ce cosmopolitisme n’est pas vraiment idyllique. Un adulte prévient son enfant : « Un Turc est un Turc, un jour il |te] dira « sale Juive » et voilà tout ». Les femmes du village savent transformer en fête les jours de lessive mais leur intolérance aux autres se dit sans masque : « La langue de ces femmes bien se transformait dans leur bouche en engrenages qui broient l’humanité ». Un enfant n’ose pas demander à sa mère si elle est d’origine arménienne, un autre si son père est Kurde… Ces courts récits sont comme des nouvelles qui racontent la réalité de l’enfance vécue : merveille de découvrir le Bosphore par la fenêtre de la maison, de lire sur le tapis du salon, de circuler librement dans la foule de la rue, de se sentir protégé par toute la famille. Conscience aussi que, en Turquie comme ailleurs, il sourd une inquiétude que renforcent les informations autour des coups d’état et leur répression.

Ce monde vivant, parfois angoissant, forge l’enfant. Beaucoup le disent : la compassion pour les prisonniers, l’admiration pour Nazim Hikmet et bien d’autres poètes, l’exemple familial, ont poussé ces enfants à devenir journalistes, écrivains, enseignants. « Je voulais être écrivain, acteur, metteur en scène » dit l’un. Pour que les maisons de bois ne tombent pas dans l’oubli, dit une autre « je me suis mis à écrire ». L’épilogue nous offre un conte fermement politique. Deux « Orphelins » -les justes-affrontent et s’effondrent devant les « Sauveurs »-les tyrans- qui ont pour dogme : « Par mort sainte ils entendent non seulement la mort embrassée avec zèle par les fidèles, mais aussi l’exécution des infidèles par les croyants ». Finalement, les Orphelins triomphent. « L’amour, la vie sont les seules vérités ».