Jean-Patrick Manchette : Journal (1966-1974)

mardi 16 juillet 2019, par Catherine Merlin

Une recherche de cohérence

Disparu en 1995, l’écrivain et scénariste Jean-Patrick Manchette, surtout connu pour ses romans policiers, a également tenu son journal pendant une trentaine d’années, de 1966 à sa mort. Rédigé sur une vingtaine de cahiers à petits carreaux au format 17 x 21 cm, l’ensemble compte environ cinq mille pages manuscrites, agrémentées d’articles de presse ou de photos découpés dans divers journaux. Seules les entrées des années 1966 à 1974 ont été publiées dans leur intégralité chez Gallimard en 2008.

Journal personnel certes, mais bien peu intime. « La manière dont Manchette rédige ce journal, naturelle et non délibérée, est, en définitive, la même que dans ses romans : l’utilisation du style comportementaliste, ou behaviorist, cher à Dashiell Hammett, son auteur de référence dans le domaine du roman noir. Seuls les comportements, les actes et les faits sont décrits et recensés, presque jamais les sentiments ou les états d’âme. Des fragments visibles du puzzle, il appartient alors au lecteur de tirer la vision d’ensemble et d’entendre, par-delà les mots, ce qui n’a pas été dit », écrit Marc Escola dans la présentation du livre sur le site Fabula.

De cette caractéristique, Manchette est tout à fait conscient. Il note le 4 juin 1972 : « Ce journal, hélas, n’est pas un journal intime. J’y note des faits quotidiens et les réflexions intellectuelles. Je n’y note pas les sentiments. Ils sont pourtant très importants et vifs. J’éprouve par exemple une grande passion pour Mélissa [sa femme], une grande fierté à son sujet, un grand enthousiasme pour la vie de ma famille et une grande satisfaction. Mais je suis incapable de noter tout ce qui est sentimental. À moitié parce que c’est trop intime, à moitié parce que je cohabite tout le temps avec mes sentiments au lieu que je cohabite passagèrement avec les faits et avec la réflexion (politique par exemple). »

L’essentiel du journal est donc constitué de notes de lecture, de notes (très nombreuses) sur des films, dont bien peu trouvent grâce à ses yeux, et de réflexion d’ordre politique et/ou philosophique. Il semble clair que ces textes n’étaient pas destinés à la publication. Leur rédaction est souvent elliptique, la syntaxe laisse parfois à désirer. Cela donne par contre à l’ensemble un aspect naturel et spontané particulièrement attachant. On y trouve également beaucoup d’éléments propres à faire comprendre le travail de l’écrivain, ses attentes envers le roman policier et la manière dont il arrive à concilier ses aspirations personnelles en matière d’écriture avec la nécessité de vivre de sa plume – ce que son activité de scénariste et de traducteur fournira essentiellement.

Le caractère ‘extime’ de ces cahiers n’empêche pas Manchette de déclarer (entrée du 20 décembre 1969) : « Je crois, à tort ou à raison, que le journal est la forme qui me convient. » Par trois fois, tout de même, il rédige des passages délibérément autobiographiques : mais ceux-ci restent brefs et assez abstraits. Les amateurs d’anecdotes resteront sur leur faim :

« Mercredi 5 février 1969
Premier paragraphe autobiographique. À bas la narration raisonnée. Détestation de la mère. Pitié et terreur vis-à-vis de mon père. Mépris de mes grands-parents paternels. Sadisme à l’égard de ma grand-mère maternelle. Duplicité extrême. Extrême duplicité. Copier les devoirs. Tricher aux compositions. Ne pas travailler. Il vaut mieux risquer un zéro qu’avoir travaillé deux heures. »
« Deuxième paragraphe autobiographique [1]. Sans parler de la puberté. Abstraitement, à toujours s’élancer au-delà, par mépris de ce qui se rencontrait, et dégoût du fait que ce qui se rencontrait était méprisable, je me prédisais une limite. C’était parler encore en termes méprisants. En effet, la limite ne pouvait être seulement la limite – car quoi que ce soit posé comme limite était posé seulement comme chose à franchir. La vraie limite de se poser non comme chose à franchir, mais chose où s’installer. Alors qu’aucune limite ne me posait à bout, cette chose à franchir a exigé (exige encore) de moi que je me surpasse continûment. »

Le troisième passage, en date du 8 mars 1969, est un peu plus développé. Manchette reviendra en 1974, à propos de sa découverte du jazz à l’adolescence, sur son milieu familial et ses années de formation. Il constate alors : « Étonnant, ce que je suis devenu à partir de là. »

« 8 mars 1969. Bribe 1 (Ce qui est beaucoup mieux que note autobiographique).
Mes parents sont l’un d’origine paysanne qui devient ouvrier, puis de fil en aiguille, cadre. Dieu sait ce qu’il en est de leurs relations sexuelles, l’autre (parent) vient d’une famille d’universitaires, mais est sous-culturé d’une façon flagrante. Je nais un hiver de guerre de cette triste rejetonne et de ce brillant sujet. Ils ont communié dans les idéologies du sport et de la nature. Cependant, le torchon brûle entre eux, pour des raisons ignorées de moi, et l’ouvrier, probablement à mesure qu’il s’élève, va quitter la tarée, ou en rêve. Ma naissance fournit un motif ou un prétexte. Plutôt un motif. Je suis placé par l’ouvrier chez ses parents paysans, j’ai des sabots. Petite enfance campagnarde, dont il ne me reste aucun souvenir. […]
Les surprise-parties / Les IPES / L’auto-stop – comme rupture avec la glu familiale.
Je suis d’abord aventureux selon les cadres du rôle (Rouen).
Et maintenant ?
L’amour que je vis liquide un à un les cadres selon lesquels j’avais commencé à le vivre.
Épatant.
Ce qui précède est dépourvu d’intérêt. »

À la même date, il expose ses idées sur le journal (intime ou pas), distinguant soigneusement ce en quoi il diffère d’une analyse ou de mémoires.
« Je reviens à la question du journal. Évidemment qu’on écrit pour être lu, autant que pour se relire soi. On prend plaisir ou amertume à ce retour (VOIR LA DERNIÈRE BANDE). Mais surtout on pose sur le papier, pour les autres, ce à quoi successivement, au fil du temps, on a adhéré le temps de la pensée, parfois du paradoxe ou du calembour ?
Depuis que je rédige ce journal, je note soigneusement un bon nombre de ce à quoi j’adhère.
Défaut, on sait que ce sera lu. On veut adhérer d’une façon séduisante pour le lecteur.
Le journal s’oppose absolument à l’analyse d’une part, aux mémoires d’autre part.
Comparez d’une part un journal, en second lieu Leiris et Freud, en troisième lieu Retz et Chateaubriand. Hétérogénéité entre ces trois séries d’exemples, entre ces trois ordres.
L’auto-analyse est une parlerie faite sur soi, pour se mieux comprendre, et s’exhiber dans ce qu’on a déterminé.
Les mémoires relatent l’histoire de l’intellect ou du sentiment s’appliquant à l’Histoire, grande ou petite.
Le journal est un discours haché, qui butine tout, et dont le seul objet est de donner de soi une image, comme un livre d’Histoire fait le portrait d’une période. Sous l’apparente incohérence, la cohérence est recherchée, et la nécessité. »

On a rarement, je crois, l’occasion de voir une réflexion sur le journal personnel menée avec une telle distance par un auteur qui, par ailleurs, affirme de manière explicite son attachement à cette forme d’écriture.


[1Sauf erreur de ma part, il n’y en a que deux (trois avec la « Bribe » du 8 mars1969), du moins dans les cahiers publiés couvrant la période 1968-1974.