Werner Otto Müller-Hill : Journal de guerre d’un juge militaire allemand 1944-1945

jeudi 14 avril 2011, par René Rioul

Michalon, 2011

Le 28 mars 1944, lendemain de son 59ème anniversaire, W. O. Müller-Hill décide de commencer à tenir son journal. Il exerce alors à Strasbourg, comme officier, la fonction de juge militaire, qu’il a déjà assurée sur le front de l’Est pendant la première guerre mondiale, puis, plus récemment, pendant la campagne de Russie. Avocat dans la vie civile, c’est avant tout un juriste, soucieux de légalité et de justice. Comme juge, il exerce sa juridiction sur de pauvres diables de soldats auxquels il ne trouve guère à reprocher que des peccadilles, et fait preuve à leur égard d’une indulgence assez mal vue de ses supérieurs.

C’est peu de dire qu’il ne fait pas partie des nazis, il les exècre. Il cache son journal, mais ne dissimule guère ses opinions auprès de ses collègues, et, chose étrange, il n’en subit aucune conséquence fâcheuse. Jour après jour, il commente en connaisseur et avec un réalisme impitoyable les opérations militaires sur les deux fronts et démonte les absurdités de la propagande qui, jusqu’au dernier jour de l’effondrement, annonce la « victoire finale », « un verbiage inepte et navrant ». Il s’interroge sur la vertigineuse bêtise d’un peuple hautement civilisé qui ne tient aucun compte des démentis de l’expérience. Mais, en patriote, il pleure les malheurs de son pays, la destruction des villes, les millions de morts et la famine menaçante, et il souhaite la prompte défaite qui seule pourrait y mettre fin. Il anticipe avec une précision surprenante les étapes du « crépuscule des dieux » et s’étonne des capacités de résistance de soldats pourtant à bout de forces et de moyens. La mort inutile des adolescents de 14 ans qu’on sacrifie le scandalise particulièrement.

Enfin, très bien informé sur la Shoah, qui le scandalise profondément, il s’attend à ce que son pays tout entier subisse un châtiment à la hauteur du crime, seul moyen, pense-t-il, de guérir le peuple allemand de sa folie : il se refuse en effet à rejeter toute la responsabilité sur les seuls dirigeants.

Après Strasbourg, d’où il assiste aux remous de l’attentat raté du 20 juillet 44, et où il subit le bombardement du 11 août, un accident de santé l’envoie providentiellement en septembre à l’hôpital, dans sa ville, à Fribourg, où vivent sa femme et son fils. C’est là qu’il apprend le second bombardement de Strasbourg et ses terribles dégâts. En novembre et décembre, il a repris du service, à Oberkirch, au pied de la Forêt-Noire, en face de Strasbourg, dont un témoin oculaire lui raconte la libération. Lors d’une visite à Fribourg, il ne retrouve, de sa maison, qu’un tas de ruines. Fin décembre, son unité se replie sur Tübingen, où il s’étonne que la routine continue, jusque sous les bombes. Il lui arrive d’avoir à établir le constat du double suicide d’un de ses collègues et de sa femme. Il pense à la sienne et à leur fils réfugiés quelque part dans l’intérieur du pays. En avril 45, il doit décamper à nouveau, et c’est à Wolfurt, à l’est du lac de Constance, qu’il se trouve au moment du final sanglant du grand « Hitler Circus », et d’où il reviendra chez lui à pied et sac au dos.

Cet extraordinaire document, plein de colère, de lucidité et d’amère ironie, il le destinait explicitement à son fils Benno. Cependant celui-ci ne le découvrira qu’après la mort de son père en 1977. Professeur de génétique à l’Université de Cologne, Benno Müller-Hill sera l’auteur du livre de référence Science nazie, science de mort - L’extermination des juifs, des tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945. Il n’a fait circuler le journal de son père que sous forme de tapuscrit. Jean-Paul Colin en a eu connaissance, et il a l’heureuse idée et le privilège de le traduire, de sorte que, chose remarquable, c’est en français que ce témoignage allemand d’un intérêt exceptionnel est publié pour la première fois.