Yaël Pachet : Le peuple de mon père

mercredi 19 février 2020, par Madeleine Rebaudières

Fayard, 2019

Pierre Pachet était universitaire et essayiste. Il avait étudié les stoïciens, traduit La République de Platon, écrit un Essai sur la pensée de Baudelaire (1976) et de nombreux autres essais, dont : Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime (1990, 2015). Il était compagnon de route de Maurice Nadeau à la Quinzaine littéraire. Dans Conversations à Jassy (1997), il racontait sa visite dans le pays de ses ancêtres et du pogrom de 1941 qui avait emporté son grand-père et une partie de sa famille, en Roumanie. Il avait écrit une Autobiographie de mon père (1987, 1994) pour faire parler son père, arrivé d’Odessa en France juste avant la Première Guerre mondiale pour poursuivre ses études de médecine et qui ne parlait pas de cette déchirure trop lourde à porter, il était mort en 1965. Naturalisé en 1925, Simkha Apatchevsky était né en Ukraine, il avait épousé Ginda qui venait de Lituanie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Simkha s’était procuré de faux papiers pour la famille. Il avait réussi à passer la ligne de démarcation et à mettre ses deux enfants à l’abri (séparément, dans des institutions catholiques), tandis qu’il travaillait dans son cabinet dentaire à Vichy. Leur nom sera francisé et officialisé en Pachet.
Pierre Pachet est mort brutalement le 21 juin 2016 à son domicile parisien.

Yaël Pachet reprend le flambeau, elle à qui son père demandait régulièrement si elle écrivait. Son livre est un hommage vibrant : « danser une dernière fois avec lui et, dans ce mouvement, vérifier que je suis encore bien vivante, que je ne suis pas morte avec lui. Ne pas mourir étant la vraie, la seule cause de l’écriture à mon sens. » On a du mal à lâcher son livre tellement c’est prenant, concret : les itinéraires dans Paris, le bruit des semelles de « ses mules en cuir le soir dans l’appartement sombre de la rue Chapon »… mais aussi des réflexions sur la posture de son père : « une alliance entre un laisser-être, une disponibilité à l’égarement, à la distraction, et une exigence de vérité, une conscience inquiète du réel. Cette alliance de vigilance et de décontraction est un crépuscule qui introduit aussi bien la nuit que le jour. J’écris depuis ce crépuscule. »

De courts chapitres (plus longs lorsqu’il s’agit de l’histoire des ancêtres) remontant dans le temps et les souvenirs : la rencontre entre Pierre et Soizic, étudiants tous deux, lorsqu’ils distribuaient La voie communiste, les débats et discussions des années 70 avec d’autres profs comme eux, les expériences pédagogiques de Soizic, la Bretonne, les rencontres avec Félix Guattari, Claude Lefort, Jean Oury. Les mouvements politiques et les discussions intellectuelles, l’engagement de son père contre tous les totalitarismes. Un chapitre évoque le chant que Yaël a chanté à sa mère très malade dans sa chambre, quelques jours avant sa mort. Après la mort de son épouse, son père a écrit un Adieu (Circé, 2001) et a tenté de récupérer « un peu du don de vie qu’elle avait et dont il avait été jusque-là complètement dépourvu »

Un chapitre très touchant raconte la découverte que sa fille fait après sa mort des portraits qu’il tirait de tous ses visiteurs sur le vieil appareil récupéré à la mort de sa sœur, qu’il faisait développer et rangeait soigneusement dans un tiroir. Elle ne connaît pas la plupart de ces personnes, des femmes le plus souvent. Portraits qui témoignent de son attention aux autres. Son attention aux autres et au monde : on peut trouver dans les librairies l’ouvrage récent Pierre Pachet, un écrivain aux aguets (Pauvert 2020) auquel elle a contribué et qui réunit huit de ses œuvres les plus emblématiques, comme figure majeure de la littérature d’introspection qu’il a développée sur l’injonction de son père qui lui disait : « Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais… » : Devant ma mère ; L’amour dans le temps ; Sans amour ; Le grand âge ; Adieu ; Autobiographie de mon père ; Conversation à Jassy ; Bêtise de l’intelligence. Un grand nombre de ses conférences, disponibles sur Youtube, témoignent de l’engagement de Pierre Pachet contre tous les totalitarismes, il s’intéressait à la Chine et aux dissidents chinois à la fin de sa vie.

Yaël Pachet n’en est pas à ses débuts dans l’écriture, celui-ci se lit comme un roman, il est passionnant par tout ce qu’il évoque. C’est aussi une réflexion profonde sur la vie et la mort : « J’ai regardé sa mâchoire, ses lèvres à peine entrouvertes, comme s’il allait soupirer, ou dire quelque chose, ou se taire, comme s’il avait mal. Comme si, dans la mort, ou entrant dans la mort, il avait fourni ce dernier effort d’attention, cette dernière impulsion qui lui tenait tant à cœur à habiter le geste, à le faire sien, à l’assumer, à accompagner le corps avec sa conscience, à ne pas se laisser mourir sans interroger cet événement dans son corps, cette fatigue, ou ce choc inédit, sans penser le geste, le faire sien. »
Elle fait remarquablement revivre dans ce « roman » un père qui portait le poids du passé de tout un peuple, son peuple.

Des séminaires de Pierre Pachet sont disponibles sur ce site