Yves Charnet : Chutes

vendredi 20 novembre 2020, par Annie Pibarot

Tarabuste éditeur, 2020

Portrait de l’artiste en « sculpteur de miettes »

Chutes que publie Yves Charnet est à première vue le récit d’une année de sa vie, une année qu’il qualifie de « vide », où apparaissent, de façon récurrente mais sous différentes formes, des déceptions, des chutes. Pour rendre compte de ces expériences et de ce fragment de vie, il a recours à une forme inédite mêlant journal intime, autoportrait, autofiction et poésie. Le journal tenu par l’auteur en gros entre l’automne 2016 et l’automne 2017 constitue le cœur du recueil. Mais il s’agit selon lui d’un « journal avorté », qui à lui seul ne saurait constituer un livre. Si quelques fragments, conformément aux normes du carnet personnel, portent des dates et sont clairement situés dans le déroulement d’une vie, ils ne sont pas majoritaires et se voient encadrés par de plus longs textes imprimés en italique et situés hors de l’année de référence. Du journal personnel, ce livre retient l’immédiateté et la dispersion de l’écriture, quelque chose de l’ordre d’un lâcher-prise, d’un renoncement au contrôle d’une vie qui déborde toujours du cadre prévu.

L’idée d’éparpillement et d’absence de signification centrale est également présente dans le titre et son pluriel. Car de quelles chutes est-il question dans ces presque 300 pages ? D’abord d’un effondrement au sens propre : la mère d’Yves Charnet tombe, cet accident désigne son entrée dans la grande vieillesse et la dépendance. Mais les chutes sont aussi celles que vit le narrateur, dont les projets de vie sont plusieurs fois déçus, notamment lorsqu’une éditrice refuse de publier son livre. Enfin les chutes, dans un troisième sens, ce sont les parties non retenues dans une création, les restes de tissu en couture, les marges qu’on élimine. A partir de l’habitude qu’il a, après un repas, de jouer avec les restes de mie de pain, Yves Charnet se désigne comme un « sculpteur de miettes ».

Il s’inscrit ainsi dans une lignée d’écrivains qui valorisent les fragments, les restes, les marges. Quelques noms de membres de cette communauté figurent dans le livre. On aimerait y ajouter ceux de Michel Leiris ou encore de Pascal Quignard, qui a porté à sa perfection l’art du fragment, et a publié en 2012 Les Désarçonnés dont le titre associe, dans une même direction de sens, l’image de la chute de cheval et l’ébranlement intérieur, la perte d’assurance.

Dans Chutes, Yves Charnet questionne de façon douloureuse la notion d’identité. C’est ainsi qu’il n’utilise pas seulement le « je » pour parler de lui mais a aussi recours au « tu », suggérant l’étrangeté à soi. Il s’identifie aussi à la figure de M. Lex, sorte de double posthume, l’« ex » de ses rêves et de ses désirs. Ce M. Lex, contemporain de l’écriture, dialogue avec une autre figure, grandiose celle-ci et pleine d’espoirs, forgée par lui-même dans sa jeunesse : Roger Carnet qui aurait dû être chanteur de variétés. Si ce rapprochement est créateur de nostalgie, il n’a rien d’angoissant et son acceptation est teintée d’humour.

De cet ensemble disparate de souvenirs et de récits, le lecteur peut tirer un certain nombre de fils. « Ça finit parfois par se boucler à peu près. L’embrouillamini de nos vies. Certains événements riment entre eux. Dans le désordre de notre existence. » remarque Yves Charnet vers la fin. La relation complexe qu’il a avec sa mère apparaît au cœur de nombreux fragments. D’autres sont en rapport avec les centres d’intérêt forts qui sont les siens : la poésie, la chanson de variété, la tauromachie, l’engagement politique à l’extrême gauche etc. Une place importante est attribuée à l’amitié, aux liens souterrains qui unissent le narrateur à ceux pour qui la littérature est aussi le lieu d’une quête de sens. Ce livre est habité par l’altérité, ouvert aux mots des autres à travers les très nombreuses citations. Enfin, la poésie y affleure constamment, portée par une écriture qui donne la priorité aux mots et à leurs sonorités, une prose riche en images et calembours.