Yves Charnet : Dans son regard aux lèvres rouges

mardi 14 mars 2017, par Annie Pibarot

Éditions Le Bateau Ivre, 2017

Le livre d’Yves Charnet publié en 2017 est, dans la continuité de ses livres précédents, un texte hybride : écriture de soi et poésie.

Dans son regard aux lèvres rouges est constitué de fragments. Certains sont datés comme dans un journal mais la chronologie en a été bouleversée. Leur lecture permet de reconstituer une histoire : celle d’un amour - ou plutôt d’une passion - entre l’écrivain et une femme mariée, puis d’une séparation difficile. Yves Charnet a rencontré celle qu’il appelle Romy lors d’un salon du livre, a été attiré puis bouleversé par sa beauté et sa fragilité, son hyperféminité pourrait-on dire. Leur relation a consisté en rencontres plus ou moins secrètes, des moments de grande intensité : à Toulouse, à Paris, lors de la Feria de Dax, à Arles, à Nevers lors d’une unique visite à la mère. Plus peut-être que la relation elle-même les fragments qui constituent ce livre narrent une séparation difficile. Le narrateur voudrait rester dans cet amour. Romy ne peut pas/ne veut pas, s’impose et leur impose cette rupture mais le fait à son corps défendant. Le début du livre narre des tentatives de séparation définitive, une reprise de relation après une interruption mais dans la conscience de son impossibilité avant que la fin ne s’impose.

Dans ce livre, le corps et le sensible sont importants, principalement à travers les nombreuses scènes érotiques, mais aussi à travers l’évocation de la nourriture lors des repas partagés, à travers les descriptions de tissus, ceux des robes et des sous-vêtements de Romy. La mer est omniprésente. Les liquides coulent à flot, il est beaucoup question de vin, de sperme, de larmes. Le narrateur dit son corps, dit la boulimie, l’impression d’être un ogre, un cannibale, face à une femme désignée comme mouette, fragile.

Dans son regard aux lèvres rouges est tissé de références à la musique, à la peinture, au cinéma et à la littérature mais toujours à travers la dimension sensible de ces arts. Le patronyme fictif de Romy est celui d’une chanteuse américaine de jazz (Patricia Barber). Le narrateur a constamment des chansons ou de la musique en tête : Sardou, Lama, Billie Holiday, Astor Piazzola. L’ensemble du livre, dont le premier fragment se termine par « Noir, le plus noir possible ; l’outrenoir » semble placé sous le signe du peintre Soulages. Des fantômes flottent, donnant au texte une épaisseur particulière : Flaubert de L’éducation sentimentale, Madame de La Fayette avec La princesse de Clèves, Apollinaire d’Alcool et des Poèmes à Lou, sans oublier Marguerite Duras à laquelle font penser les nombreuses évocations de plages et le récit du voyage à Trouville effectué par le narrateur après la rupture.

Ce serait cependant une lecture incomplète que celle qui ne retiendrait de Dans son regard aux lèvres rouges qu’un récit autobiographique. Ce livre est aussi et peut-être avant tout poésie. Il y a une qualité particulière de la prose faite de phrases courtes, très rythmées. « La douceur de cette nuit nous prenait par l’épaule. Pierres roses ; grands volets de bois bleus ; torches tremblantes sur la terrasse presque déserte à cette heure tardive. » lit-on par exemple, p.67. On a souvent l’impression d’entendre une chanson, un air de blues, d’être nostalgiquement dans ce qui est désigné dans un passage comme « La beauté bleue des choses ». Les signes de ponctuation jouent un rôle important. Les points de suspension rythment certains fragments. L’esperluette est systématiquement utilisée dans la typographie, suggérant qu’au-delà du récit personnel c’est de la possibilité même du lien entre deux êtres qu’il est question. Ainsi est mis en avant - et en abyme- le signe laissé un jour de décembre sur le sable par Romy : « Le poète & la mouette ».

Pourquoi avoir écrit un tel livre ? Pour faire revenir Romy ? Pour au contraire l’oublier, « tourner la page » ? Garder quelque chose de cet amour sous forme de phrases et de musique ? « Amour. Du vôtre ne restera que ces feuilles volantes. » lit-on p.221. La réponse n’est pas donnée.

Le tout premier fragment qui narre le départ ponctuel de Romy dans la nuit semble désigner un abandon infiniment plus profond. A plusieurs reprises on a l’impression que c’est un manque fondamental dont Yves Charnet fait l’expérience lors de cette rupture. Il y a cependant autre chose dans ce livre : la quête d’une intensité vitale, que poursuit le narrateur sans se protéger et sur laquelle il ne cède pas.