Anne Roche : Terrhistoire

mardi 23 janvier 2024, par Madeleine Rebaudières

les éditions chemin de ronde, « Strette », 2023

Anne Roche a signalé cette parution à l’APA et en a envoyé un exemplaire pour une recension sur ce site (il sera déposé à la bibliothèque de l’APA). Elle a accompagné son mail d’une critique parue dans Le Monde sous la plume de Tiphaine Samoyault et intitulée : « Archives de la destruction ». Tiphaine Samoyault souligne la proximité de l’autrice avec Walter Benjamin sur lequel elle a écrit et continue à écrire des livres savants. « Comme lui, elle cherche à organiser graphiquement la vie, elle esquisse des passages, des formes qui annoncent l’avenir, des mémoires multidirectionnelles. »
Tiphaine Samoyault rappelle qu’Anne Roche fut la première à créer des ateliers d’écriture en 1968 à l’université d’Aix-Marseille où elle a enseigné. « Elle a publié, avec Marie-Claude Taranger et ses étudiants, une anthologie sur les femmes marseillaises, Celles qui n’ont pas écrit. Récits de femmes dans la région marseillaise, 1914-1945 (Edisud, 1995) ». « Elle prend soin des autres avant de s’occuper de son œuvre, ce qui explique qu’elle reste une autrice secrète, Terrhistoire est une excellente entrée pour la découvrir plus avant. »

Dans un entretien paru sur Diacritik (en ligne), Anne Roche explique la construction de cet ouvrage : « un montage de textes qui appartiennent à des registres différents… et à des temporalités différentes : j’insère, et le dis, des fragments de conversations passées, des choses vues à divers moments du temps, des descriptions de photographies ou de tableaux dont certains relèvent de la grande Histoire et d’autres de l’enfance, de la petite histoire […] C’est une mosaïque : rassembler, ajointer, coller ensemble ces éléments hétérogènes, sans les lisser, en laissant subsister les arêtes, mais en donnant à voir malgré tout une unité. »

Elle rappelle que pour Benjamin, il ne fallait pas utiliser le mot « je » sauf dans les lettres. Dans Terrhistoire, elle utilise « Je », mais « espère avoir échappé à certains travers du genre autobiographique ». « Le texte autobiographique comporte une sorte de modèle initiatique sous-jacent, comme si l’auteur en se racontant allait vers un accomplissement personnel, l’accès à une sagesse, je crois avoir cassé cette possibilité, en introduisant une dissonance toutes les fois qu’il me semblait courir ce risque. La dissonance peut prendre la forme d’une interrogation, d’une ironie discrète, parfois de l’effet d’une découverte… sous une figure familière, une inquiétante étrangeté. »
« Autre élément pour sortir de « l’étroitesse commune à tant d’autobiographies », c’est la composante générationnelle : Terrhistoire est moins le récit de « ma » vie qu’une histoire (partielle, certes) de ma génération, un peu comme avait fait Perec avec Je me souviens ou Annie Ernaux avec Les Années. Les éléments du quotidien le plus banal (les chansons, les affiches, les publicités) jouent à double détente : les gens de ma génération s’y retrouveront d’emblée, mais dans une saisie à la fois immédiate et passée, peut-être nostalgique, tandis que pour les plus jeunes ce seront essentiellement des vestiges d’un passé historique, celui de leurs parents ou grands-parents. »

C’est un ouvrage riche, passionnant, très complexe, que l’on peut lire dans le désordre, comme un foisonnement de souvenirs et une partition musicale avec des thèmes qui reviennent, lancinants comme, dès le début du livre, celui-ci : « en 1934, mon oncle André a traduit Mein Kampf. ». Elle y revient plusieurs fois par la suite. Son rapport à l’Allemagne est l’un des thèmes principaux du livre. Anne Roche écrit page 103 : « je tenais déjà un journal à 13 ans, et je sais avec précision à quel moment je l’ai commencé ; c’était au lendemain d’une représentation du Barbier de Séville à l’Opéra, dans une loge qu’un ami de mon père lui avait prêtée, et j’avais estimé qu’il fallait immortaliser le moment. Je l’ai raconté dans Cher cahier pour Philippe Lejeune. »
Une magnifique autobiographie par les lieux traversés, les villes où elle a vécu, qui est aussi une réflexion, à partir d’événements ou d’engagements politiques, sur notre compréhension du monde qui donne envie de lire les autres écrits de cette autrice très érudite.