Delphine de Vigan : Rien ne s’oppose à la nuit

dimanche 25 septembre 2011, par Bernard Massip

J.C. Lattès, 2011

La mère de Delphine de Vigan, ici appelée Lucile, s’est suicidée en 2008 après une vie marquée par de longs et graves épisodes psychiatriques. Pour combattre la douleur, pour faire le deuil, pour aussi dépasser ses propres failles et la part de culpabilité qu’elle pouvait ressentir, sa fille s’est plongée dans l’histoire familiale tourmentée, a interrogé oncles et tantes, retrouvé des documents, ravivé ses propres souvenirs notamment en reprenant ses journaux intimes d’adolescente.

Delphine de Vigan nous raconte ainsi la vie d’une famille nombreuse dans les années 50 et 60, paraissant aimante et unie, joyeuse et fantasque mais qui porte aussi de lourdes névroses et que n’épargnent pas les drames, comme la mort accidentelle d’un enfant puis d’un autre. Elle essaie avec le constant souci de ne pas être dans la condamnation de rendre compte à la fois « du tumulte et de la douceur » qui traverse cette famille, cherche à comprendre comment sa mère enfant puis adolescente s’y positionne.

Lucile quitte tôt le foyer familial. Elle se marie, elle a deux filles avec lesquelles bientôt elle vivra seule. L’auteure peut désormais ajouter ses propres souvenirs et décrire avec ses yeux aussi le climat familial à la fois aimant et perturbé. A la fin des années 70 interviennent plusieurs suicides familiaux en ce temps « où les désillusions de l’après-68 ont pu rentrer chez certains en résonance avec des failles infiniment plus intimes ». Les signes de trouble se multiplient chez Lucile qui bascule dans le délire en janvier 1980 dans des conditions particulièrement traumatisantes pour ses deux filles. Elle est hospitalisée pendant un temps puis restera de longues années dans le brouillard d’une camisole chimique avant de connaître une certaine renaissance, toujours précaire. Dans ce basculement dans la folie des antécédents familiaux ont leur part comme aussi les traumatismes lié à un possible viol par le père (accompli ? tenté ? fantasmé ?).

Outre cette mise à jour d’une poignante histoire familiale, un intérêt majeur du livre est qu’au fur et à mesure de son enquête et de l’écriture même, Delphine de Vigan ne cesse de s’interroger avec sincérité, finesse et pertinence sur le bien fondé de sa démarche. A-t-elle le droit de parler de tout cela, comment écrire ce livre, comment être juste, comment ne pas compromettre ses relations avec ses oncles et tantes, avec sa sœur surtout, en remuant douleurs et secrets de famille ? Elle a des doutes. « L’écriture ne donne accès à rien » dit-elle dans un moment de découragement. En même temps elle sent qu’elle ne peut y échapper, qu’elle se doit à tout prix de tenter « d’approcher sa mère », qu’il y a là un besoin vital pour elle et même pour ses propres enfants.

Peut-on arriver à la vérité ? Elle s’efforce de s’appuyer sur des documents objectifs soigneusement pesés, de rendre compte de la perception que d’autres ont pu avoir (« je leur ai demandé de me prêter leurs souvenirs » écrit-elle joliment). Mais elle sait aussi qu’il reste une part du mystère des personnes qui ne peut jamais être complètement élucidée, elle ne prétend à nulle vérité absolue, elle sait que « telle que j’écris ces phrases, telles que je les juxtapose, je donne à voir ma vérité, elle n’appartient qu’à moi ».

Peut-être est-ce pour cela que, sous le titre de son récit à la démarche pourtant si clairement et absolument autobiographique, se sent-elle obligée d’écrire « roman ».