Jean-Pierre Warnier : Dix ans de bonheur. Un couple bourgeois à l’âge des extrêmes

dimanche 27 août 2023, par Michel Vannet

Jean-Pierre Warnier est anthropologue. Dans son dernier ouvrage consacré aux royautés traditionnelles du Cameroun, il se mettait en scène, adossé au mur de la case royale, montrant l’analyste à l’œuvre. Ici au contraire il s’efface parlant de sa famille, de ses parents sans jamais écrire mon père ma mère pour ne pas verser dans l’affectif.

Il a mis en œuvre pour ce travail, sans rien qui pèse ou qui pose, toutes les ressources de sa culture sociologique, anthropologique, toutes ses vastes connaissances au service de son projet : exposer le versant privé d’une famille inscrite dans l’Histoire de la société contemporaine. Son père Jacques Warnier s’engagea en première ligne dans les mouvements patronaux. Il participa à la fondation du CNPF (futur Medef) et les archives qui intéressent son activité publique ont été versées à différents organismes d’État qui les conservent.

Mais le souci de l’anthropologue, du sociologue est de donner à voir le versant intime de l’homme public. Et il s’inscrit ce faisant dans une histoire contemporaine où les maîtres bienveillants qui l’éclairent de leurs conseils, de leurs séminaires et de leurs ouvrages sont Michelle Perrot, Stéphane Audoin-Rouzeau et quelques autres, tous attachés à écrire une histoire à hauteur d’homme. Grâce à plusieurs corps de typographie Jean-Pierre Warnier introduit des mises en contexte historiques, politiques, littéraires, artistiques, psychanalytiques, puisque la famille de Jacques se raccorde à tous ces domaines (l’amiral Georges Durand-Viel son beau-père, chef d’État-Major de la Marine de 1931 et 1937, fut impliqué dans toutes les turbulences de l’avant-guerre.)

L’ouvrage s’ouvre par une présentation de la correspondance amoureuse, des journaux intimes du couple parental. Ce sont deux jeunes gens de la grande bourgeoisie catholique traditionaliste. Et au fil des écrits intimes, des correspondances amoureuses, on croit voir se dérouler un grand roman mauriacien. Mais très vite les jeunes gens ayant de la lecture, on voit plus précisément des allusions aux ouvrages littéraires du temps : Le Dieu des corps de Jules Romains ou Amour nuptial de Jacques de Lacretelle qui évoquent les tensions qu’engendrent le plaisir des expériences sexuelles en regard des interdits de la religion.

En juin 1940, les tanks de Hitler sonnent la fin de partie de dix ans de bonheur. Jacques, souffrant d’un grave trauma psychique de guerre, est en perdition. Il s’en tire en se soumettant à l’emprise de la secte catholique de Marthe Robin et en se lançant à corps perdu dans un militantisme patronal qu’il interprète comme une vocation imposée d’En-Haut, mettant à l’épreuve tout son entourage.

Au fil du récit, de l’exploitation des sources privées, des mémoires universitaires se dessine une véritable encyclopédie de l’émancipation féminine, de l’histoire de la droite française, du catholicisme, de l’histoire des deux guerres, de la Marine de l’Aviation et, gageure ultime, encyclopédie si fortement incarnée que ces 443 pages se lisent comme un roman d’amour et d’aventure.

Tous les apaïstes qui ont entrepris un travail sur leurs archives familiales trouveront dans ce passionnant ouvrage, un guide de méthode et les précieuses synthèses des contextes sociaux, historiques, politiques et culturels dans lesquels ont vécu leurs ascendants.

Les correspondances, carnets, journaux intimes, agendas, documents de toutes sortes des protagonistes constituent un patrimoine de 15m linéaires d’archives privées que Jean-Pierre Warnier a mis trente ans à décrypter. À la fin de l’ouvrage se pose la question : que faire de cette masse de documents originaux ? Puisse l’APA aider à trouver une solution.