Leïla Sebbar, Lettre à mon père ; Leïla Sebbar & Isabelle Eberhardt, Nouvelles

samedi 29 octobre 2022, par Françoise Lott

édition Bleu autour, 2020
édition Bleu autour, 2021, préface et dir. Manon Paillot, aquarelles Sébastien Pignon

« Père, cher père », cette invocation scande la longue lettre que Leïla Sebbar adresse à son père disparu, à qui elle veut dire combien elle se sent privée d’une part essentielle de son héritage, la langue arabe, et aussi combien elle tient à lui exprimer son admiration et son amour.
Être privée de la connaissance de la langue paternelle, c’est une plainte modulée tout au long du livre. Leïla se souvient d’avoir regardé les femmes de sa famille algérienne comme « une petite fille étrangère ». Elle n’a pas joué avec les enfants du Clos Salambier autour de l’école où enseignait son père. Pourquoi celui-ci l’a-t-il tenue loin de sa langue, de sa foi ? Lui a su « habiter » deux langues, deux mondes, mais ses enfants, il les a « abandonnés ». Ce sont des questions auxquelles il n’a jamais répondu que par le silence. Et sa fille ne cesse d’approfondir sa souffrance devant une ignorance qui lui a fermé tant de portes. « J’ai lu combien de livres pour approcher, en vain, ton peuple et ton Dieu ? » Elle se sent « analphabète ».

Alors elle veut tout connaître de ce pays dont elle se sent doublement exilée. « J’ai cherché follement dans toutes les brocantes de France des cartes postales anciennes de l’Algérie ». Ainsi elle se rapproche de son pays natal, des plaines et des plateaux, des villes et des déserts, des joueurs de dominos, des femmes des harems coloniaux... liste infinie de tout ce qui peut faire la richesse d’un pays. Elle recherche la compagnie de Nora, admirable conteuse ; les koubbas solitaires, dédiées à un saint marabout, l’émeuvent profondément. Elle aurait voulu, dans la langue paternelle, pouvoir dire l’odeur du linge qui « sent l’air et le ciel et les arbres, feuilles, bois, sève ». L’Algérie est une patrie charnelle inaccessible.

Mais il y a un versant lumineux à cette douloureuse invocation au père. C’était un homme « du livre », très cultivé, aimé et admiré de ceux qui l’approchaient, pénétré des valeurs de la République, espérant l’avènement d’une société mixte, égalitaire : un « missionnaire laïc ». Emprisonné par l’armée française, il a suivi sa vocation d’instituteur en enseignant à ses deux jeunes codétenus, analphabètes. Les Lettres de prison, découvertes tardivement, disent l’amour que se portaient les parents de Leïla et elles se sont révélées « précieuses pour des enfants tiraillés, insultés des deux côtés, sauvés de la folie » par cet amour justement. Son père n’a pas été inhumé selon le rite musulman, mais dans la mémoire des siens, dans le dernier message que lui adresse sa fille, il est, avec sa femme, « un juste ».

Cette utopie d’une société mixte, égalitaire, républicaine, laïque, impliquant le respect des cultures et des religions, était le rêve du père de Leïla et le sien. Il y a une héroïne en qui s’est incarné ce rêve. C’est Isabelle Eberhardt. On sait déjà combien Leïla aime la liberté et la passion de cette jeune femme pour l’Algérie. Dans le recueil de 15 nouvelles de Leïla Sebbar et Isabelle Eberhardt, on découvre des scènes où se révèle toute l’étendue de ses liens avec ce pays.

Très vite, elle parle et écrit l’arabe, si bien qu’elle est écrivain public à Marseille pour les ouvriers émigrés qui travaillent dans le port. Elle veut découvrir l’Algérie avec son frère, engagé dans la Légion. Leïla invente un conte où tous deux partagent la vie d’un berger où la pauvreté, dans la splendeur des paysages, paraît douce. Ou bien on la voit écouter les récits d’une femme chef d’une confrérie soufie, savante et respectée. Elle dialogue avec une servante soudanaise qui lui raconte le trafic des esclaves, des enfants parfois, pour le plaisir de notables indigènes ou européens. Elle connaît la misère du peuple, dont la colonisation n’est pas seule responsable. Elle projette de construire des écoles pour les jeunes filles musulmanes. Elle aime vivre en nomade, recherche la compagnie de femmes libres, « chanteuses, danseuses, prostituées ». Cavalière habile, elle aime découvrir les paysages tourmentés, le désert, les tribus des Grandes Tentes. Elle aime « la paix profonde de la terre d’Islam, la sérénité musulmane ». Toujours apparaît le souhait que naisse une société où les Européens et les Indigènes vivraient dans la fraternité, l’égalité, la liberté. Elle découvre la première école de filles musulmane, où se côtoient les drapeaux français et algériens, où l’on enseigne l’histoire et le Coran, où les enfants récitent les fables de La Fontaine en français et en arabe... Un idéal pour Isabelle comme pour Leïla et son père.

La mort tragique de la jeune femme, noyée dans la crue d’un oued puis inhumée dans le sable du désert selon le rite musulman, l’ancre à jamais dans sa patrie d’élection, l’Algérie.