Leïla Sebbar (s.d.) : L’enfance des Français d’Algérie avant 1962

mercredi 11 février 2015, par Françoise Lott

Bleu autour, 2014

Avec les photos des auteurs enfants, dessins et aquarelles de Sébastien Pignon

« L’oubli est un monstre stupide qui a dévoré trop de générations » écrivait George Sand, dans Histoire de ma vie, souhaitant que chacun prenne la plume pour raconter la sienne. Leïla Sebbar est héritière de cette pensée. Plusieurs de ses ouvrages sont un appel à la mémoire d’écrivains pour qui l’Algérie a été la première patrie, et, que ce soit Voyage en Algérie autour de ma chambre , Une enfance juive en pays algérien, Mon père, elle nous offre des « histoires minuscules » mais qui s’inscrivent dans l’Histoire. Ici, 28 courts récits d’écrivains français parlent de leurs deux patries perdues : l’enfance et l’Algérie.

L’Algérie, c’est la « patrie charnelle », pour laquelle l’attachement est « viscéral ». L’enfance, pour beaucoup, a été « radieuse », malgré la catastrophe finale. De tous ces récits se dessine une sorte de vertigineuse tour de Babel, où l’enfant entend parler le français d’un parent, l’espagnol d’un autre, l’arabe d’une grand-mère, et le judéo-espagnol, le judéo-arabe, l’hébreu, le yiddish. Avec ce sentiment que chaque langue a son lieu d’ancrage : le français à l’école, l’arabe pour jouer avec les camarades de classe, d’autres réservées aux fêtes familiales. C’était « les cloches de nos églises sonnant à toute volée, les cantiques en latin, les canons assourdis du Ramadan au crépuscule » dit Jean-Jacques Gonzales.

Même profusion dans la variété des paysages qui restent au fond de la mémoire. « Je porte à même la peau […] l’ocre des paysages sculptés dans la pierre et le vent, les lumières violentes, contrastées, des hauts plateaux, l’éclat de parfums exaltés par le feu du soleil » dit Colette Guedj. Pour d’autres, c’est le contact avec la mer, l’admiration pour un père habile pêcheur, le pique-nique qui réunit la famille, l’amour pour la ville qu’on habite, Oran, Alger, Constantine… « J’ai été entièrement forgé par ce pays » dit Georges Morin.
Avec, en même temps, la conscience confuse de l’insécurité des liens entre les différents groupes sociaux. Le petit garçon voit un vieil Arabe sourd muet frapper de sa main gauche le dos de sa main droite : cela signifie « scappa », « va-t’en ». Étonnement de contempler dans la même ville, la nuit, le quartier français lumineux et le quartier arabe obscur. Douleur secrète de voir, au marché, un petit garçon arabe dévorer ce qu’il peut extraire d’un melon pourri. Et en même temps, assurance, parfois, de savoir que quatre générations de la famille se sont succédées sur ce sol-là, fierté d’avoir un père instituteur « qui a assuré ses cours sans défaillance » devant 48 petits musulmans dont le nombre décroît chaque jour. Mais le sentiment d’une identité remise en cause se dessine : ils sont Français, enracinés les uns depuis des siècles, d’autres plus d’un siècle, d’autres par choix professionnel, dans un pays où ils se sentent pleinement exister, alors que les Français de la Métropole ne semblent guère leur porter d’intérêt. Mais ils ne sont pas Algériens.

La gazelle offerte par un chef de tribu nomade à une petite fille, l’alerte salvatrice donnée par un cavalier rapide à l’oreille d’un grand fermier, cela n’empêche rien. Selon l’âge des auteurs, l’inquiétude est latente depuis les massacres de Sétif, le 8 mai 1946, ou la sanglante Toussaint de 1954. On quitte la campagne pour se réfugier en ville. Quand son père retrouva sa ferme en cendre et ses troupeaux égorgés, son cœur fut « calciné », dit Nora Arceval.

Presque tous ces écrivains ont quitté l’Algérie dans les années 1960, tous étaient dans l’enfance ou l’adolescence. Mais la violence de la rupture ne sonne pas comme un glas. « Alors, Constantine effaça ses Français » dit sobrement Alain Amato. Alain Ferry voit dans les deux énormes poissons pêchés par son père et accrochés l’un à côté de l’autre une allégorie de l’échec de la conjonction franco-algérienne. « Avec la guerre finit mon enfance » dit simplement Jean Sarocchi. Les dernières lignes de bien des récits vibrent plutôt encore d’amour pour la terre natale, le « paradis », « le ciel profond au-delà des pins ». Certains ont cherché à « recoudre », avec bonheur, par d’intimes détails, le présent et le passé, par des voyages dans ce qui fut leur patrie. Beaucoup pourraient dire, avec Alain Vircondelet : « Il reste en moi, étonnamment vivants, l’éclat de la lumière, la profusion des senteurs et des odeurs, l’insouciance d’une vie balayée par le vent de la mer, la nostalgie des rites de l’été ». Le déchirement de l’exil n’a pas détruit le bonheur de l’enfance.