Marie-Anne Bruch : La portée de l’ombre

vendredi 12 mars 2021, par Claire Cassagne

éditions Rafael de Surtis, collection « Pour un Ciel Désert », 2020

J’ai eu envie de parler de ce petit livre à cause de sa dimension autobiographique, bien sûr, mais aussi à cause de la forme très particulière inventée par son autrice pour raconter une expérience intime et douloureuse : un trajet à travers la folie.

Elle a choisi de le présenter de cette manière : sur une page elle raconte (en italique) les évènements qu’elle a vécus, ses ressentis, ses idées aussi sur la folie, dans un texte bref et en suivant l’ordre chronologique ; sur la page suivante (en romain), elle analyse ce qu’un morceau de musique dont elle donne les références peut évoquer chez l’auditeur (elle utilise le pronom « vous »). La musique devient comme une voix - ou des voix - qui expriment des émotions, des idées, une situation. Il me semble que ce dispositif est une façon implicite d’interroger ce qui dans son expérience lui est tout à fait personnel et ce qui est commun à tous.

C’est un livre qu’on peut lire à côté de son ordinateur, si on est comme moi peu mélomane car chaque morceau peut être aisément retrouvé sur « youtube », et on peut donc lire le petit texte qui lui est consacré en l’écoutant, et sentir ainsi à quel point la « traduction » imaginaire qu’en donne Marie-Anne Bruch ressemble à ce qu’on aurait pu y entendre soi-même.

Le récit personnel est très émouvant parce que raconté par une personne qui a visiblement beaucoup réfléchi à ce qu’elle a traversé, en particulier l’expérience du délire, à ce qui a pu la plonger ainsi dans cette écoute du monde absolument singulière et interprétative, fausse et de plus en plus terrifiante. Elle sait que les médicaments lui sont nécessaires pour la protéger d’une rechute. Elle s’interroge aussi sur la façon dont les gens « sains d’esprit » pensent la folie, regardent les « fous », et les lieux où ils sont traités.

Témoignage, mais aussi travail artistique par la qualité de l’écriture, sa fluidité, sa profondeur, quelque chose d’étonnamment distancié dans le regard porté sur cette expérience. Mais aussi par le dispositif dont j’ai parlé (je n’ai jamais rien lu qui ressemble à cela, cette rencontre entre un récit personnel et des morceaux de musique).

Voici un exemple du procédé :
« La folie a commencé une fin d’après-midi, alors que j’étais en train de réfléchir intensément depuis plusieurs heures, assise sur mon canapé-lit. Je cherchais une explication raisonnable à toute la succession de malheurs qui m’avaient frappée durant les quinze mois précédents. Mais ces réflexions raisonnables tournaient en rond ou se heurtaient à un mur, et ne menaient à aucune conclusion profitable, qui aurait pu me sortir de mon marasme.
Et puis ma pensée a pris des chemins de traverse jamais explorés jusque-là, des chemins insoupçonnés qui se sont brutalement ouverts devant moi. Comme si le mur contre lequel ma pensée cognait depuis des heures s’était soudainement effondré et que je voyais enfin la lumière de l’autre côté.
Sensation d’élargissement du monde mental.
Sensation physique de décollage après une longue période d’accablement
 »...
et dans la page suivante, en romain, le commentaire sur le Concerto pour flûte et harpe, 2ème mouvement Mozart, 1778 :
« Si les anges existent et si certains d’entre eux sont musiciens, c’est probablement ce morceau qu’ils jouent. Mais ces anges ne se présentent pas comme des créatures inaccessibles qui vous jugeraient du haut de leurs sphères célestes, au contraire ils se mettent à votre portée, vous protègent et vous écoutent, amicalement, tendrement... »

Ces deux séries de textes semblent très différents, mais le hiatus qui les sépare est riche de signification et interroge à sa manière les liens entre folie et art. Ce n’est certainement pas étranger aux réflexions de Marie-Anne Bruch qui a choisi de se consacrer à l’écriture poétique et qui a publié plusieurs recueils.