Nastassja Martin : Croire aux fauves

dimanche 5 septembre 2021, par Bernard Massip

Editions Verticales, 2020

Après son essai Les âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, c’est un témoignage à forte teneur autobiographique que nous donne aujourd’hui l’anthropologue Nastassja Martin dans ce récit de son expérience intime, personnelle, d’une rencontre avec le monde sauvage, une rencontre dramatique mais fondatrice.

Pendant un séjour chez les Evènes dans la région de Tvaian au Kamtchatka, Nastassja part un jour pour une randonnée sur les flancs d’un volcan. Elle s’éloigne un moment de ses compagnons et se retrouve soudain face à un ours. Ils sont à deux mètres, aussi effrayés l’un que l’autre, sans échappatoire possible, « son regard jaune dans mon regard bleu ». Le choc est inévitable. L’ours la mord au visage, elle entend craquer ses os, elle parvient à blesser l’animal d’un coup de piolet et celui-ci s’enfuit. Tandis qu’elle s’affale sanguinolente, son cerveau « tourne à mille à l’heure », elle se sent supra lucide et pense : « si je m’en sors ce sera une autre vie ».

« En ce 25 aout 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent ».

C’est bien cela qu’explicite le récit qui se déploie en plusieurs saisons.

A l’automne la voici trimballée entre divers hôpitaux russes où elle subit plusieurs opérations. Elle décrit le monde qui l’entoure, cette Russie d’après l’URSS, à la fois chaleureuse et passablement déglinguée. Un agent du FSB ne va pas manquer de venir interroger la « rescapée de l’ours ». Ses amis évènes viennent aussi la visiter : « l’ours n’a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer, maintenant tu es « miedka », celle qui vit entre les mondes ».

L’hiver la voici à Paris, long séjour à la Salpêtrière en chirurgie maxillo-faciale, nouvelles opérations à répétition, soins complexes, échanges avec les psychologues. Entre deux opérations elle rentre chez sa mère à Grenoble. Les rêves et les souvenirs viennent à sa rencontre elle les accueille avec bienveillance, avec une forme d’envie même. Lors d’un rendez-vous post opératoire on lui dit que tout va bien, la greffe a pris, l’os mandibulaire repousse. Un rendez-vous complémentaire est pris mais elle sait déjà qu’elle n’ira pas, l’appel est trop fort.

La voici donc de nouveau repartie à l’approche du printemps, à la grande inquiétude de sa mère, sur les pistes glacées du Kamtchatka. Elle suit ses amis évènes au profond de la forêt. Depuis la chute de l’URSS ceux-ci ont quitté les villages, sont repartis nomadiser sur les anciens terrains de chasse : Elle partage la vie quotidienne d’Ivan le chasseur et de Daria sa mère. « La lumière s’est éteinte, les esprits sont revenus », dit celle-ci. Nastassja en tout cas sent plus que jamais la présence de l’ours en elle.

Elle écrit beaucoup tout au long de ses séjours, il y a les carnets colorés, carnets diurnes, évocations du dehors, des notes objectives autant que faire se peut qu’elle accumule à tout moment, et puis il y a le cahier noir, écriture nocturne, pulsionnelle, sauvage, intérieure.

Elle se questionne sur sa propre démarche, sur le pourquoi de sa nouvelle fuite en forêt, dont elle perçoit que les motivations sont bien plus profondes que sa seule recherche académique, qu’elles s’articulent à un trouble intérieur profond, à une mélancolie qui ne vient pas que d’elle-même mais d’un monde dont elle pressent l’effondrement. Des motivations qui sans doute sont à l’œuvre en elle depuis bien plus longtemps et qui expliquent pourquoi elle a, depuis des années, choisi d’écrire « autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux-mondes ».

Vient l’été. La voici dans sa maison montagnarde, face à la Meije, « illuminée d’une douce lumière de fin de journée ». Devant elle, l’accumulation de ses carnets, les carnets colorés, le cahier noir. « Je crois que le cahier noir a coulé dans les carnets colorés depuis l’ours. Je crois qu’il n’y aura plus de cahier noir. Il y aura une seule et même histoire, polyphonique, celle que nous tissons ensemble eux et moi… C’est l’heure. Je commence à écrire »