Journées de l’autobiographie 2011, Trajectoires sociales

lundi 7 novembre 2011, par Timothy Ashplant

Ambérieu, juin 2011

C’est le professeur Timothy Ashplant, un de nos participants anglais, qui nous a donné cette fois un compte-rendu de sa découverte de l’APA et de nos Journées

Préface
Amsterdam, octobre 2009 : autour d’une tasse de thé, à la réunion fondatrice de la branche européenne de l’IABA (International Auto/Biography Association), Philippe Lejeune m’avait expliqué l’histoire et la structure de l’APA. J’avais été impressionné par ce qui semblait être une initiative originale et démocratique. Il m’a invité à assister aux « Journées » de 2011, dont le thème, Trajectoires sociales , correspondait à mon intérêt de chercheur pour l’autobiographie ouvrière. L’année suivante, autour d’un verre de vin, à la réunion de l’IABA à Brighton, il m’a expliqué qu’Ambérieu était aussi une ville du chemin de fer, et que l’APA s’était associée à l’Association pour l’Histoire des Chemins de Fer pour y organiser un colloque – Parler de soi, écrire sa vie au travail : la pratique autobiographique des cheminots – le vendredi précédant les Journées de l’APA. Oh, ai-je laissé échapper, il y a bon nombre d’autobiographies cheminotes en Grande-Bretagne. Alors, a répliqué Philippe, vous nous devez une contribution ! C’est ainsi que j’ai été invité à me lancer dans de nouvelles recherches.

Vendredi 17 juin 2011
Le Musée du Cheminot, impressionnante création de bénévoles, était un cadre agréable pour un échange de vues sur les autobiographies de cheminots – en France, mais avec une ouverture sur la Grande-Bretagne, l’Italie et le Brésil. Un auditoire inhabituel et attentif : des historiens des chemins de fer, d’anciens cheminots, et quelques Apaïstes qui avaient rallongé d’un jour leur habituel week-end. Deux communications en particulier offraient des perspectives intéressantes pour mes propres recherches : Véronique Leroux-Hugon a montré la richesse du fonds APA par une analyse approfondie des textes écrits par les cheminots ou des membres de leurs familles ; et José Claveizolle a présenté une organisation dont je ne connais pas d’équivalent en Grande-Bretagne : le Cercle littéraire des écrivains cheminots (Association Étienne Cattin) et leurs écritures autobiographiques.

Vendredi soir
« Voyage d’une néophyte aux Journées de l’Autobiographie » (La Faute à Rousseau n° 55) : c’est le titre que Diane Gervais avait donné à ce qui est déjà un sous-genre. Avant de rendre cette première visite à l’APA, j’avais aussi lu, pour me préparer, le compte-rendu de Jeremy Popkin (« Un Américain à Ambérieu », La Faute à Rousseau n° 31). Maintenant, après ma visite, je pourrais reprendre à mon compte les mots de Diane sur cette communauté d’esprit… Premières impressions : l’efficacité de l’organisation (mes remerciements à Michel Baur, Christine Coutard, et à ceux qui ont généreusement fourni le covoiturage), ainsi que la chaleur de tant d’enthousiastes de l’autobiographie.

Samedi matin
Encore une fois, Diane Gervais l’a dit : comment choisir entre les ateliers ? Le thème Entre trajectoires collectives et personnelles étant lié à mon travail d’historien, j’ai choisi celui de Bruno Guérard. Sa présentation montrait une interaction fascinante entre sa vie professionnelle comme inspecteur du travail, ses engagements politiques (ses Mémoires sont intitulés Mon métier n’était pas neutre) et la lecture qu’il a offerte des Mémoires de Grégoire Perrin, un bâtisseur de routes sous Napoléon Ier. Il m’a alerté sur un thème qui s’est manifesté plus d’une fois pendant le week-end, et qui est sans doute plus frappant pour un étranger : l’impact de Mai 1968 en France sur une génération à laquelle appartiennent de nombreux membres de l’APA.

Samedi après-midi
Il y a deux ans, mes recherches sur les autobiographies et récits de vie communistes m’avaient conduit aux riches contributions de la recherche française en ce domaine, en particulier les travaux de Vincent de Gaulejac, entre sociologie et psychanalyse. Il avait trouvé dans les écrits de l’autobiographe et romancière Annie Ernaux des textes qui lui ont permis d’expliciter sa théorisation du coût psychique de la division de classe, autour de thèmes comme celui de la honte.
Leur discussion a porté sur la façon dont les changements sociaux (tels que le féminisme post-68) avaient rendu possibles de nouvelles formes d’écriture (Ernaux), et comment l’individualisation des dernières années a ruiné les espoirs antérieurs de progrès collectif (de Gaulejac). J’ai été frappé par des similitudes marquées (compte tenu des différents modèles de scolarisation) avec les études britanniques sur la promotion sociale des « boursiers », enfants d’ouvriers aidés par l’État à accéder à l’université – quelques-uns avant la Seconde Guerre mondiale (Raymond Williams, Richard Hoggart), mais beaucoup plus après (par exemple, Dennis Potter, Jeremy Seabrook). Eux aussi ont essayé, à travers des œuvres qui souvent (comme Ernaux) mélangent les genres (roman, autobiographie, théorie), de comprendre les coûts de la mobilité sociale. Les romans de Williams, en particulier, sont hantés par le thème de la trahison et la recherche d’une forme de fidélité aux origines, points soulignés par de Gaulejac. Par la suite, Carolyn Steedman a contesté certaines hypothèses de ces récits « d’hommes » sur la solidarité, et sur le rôle de la mère dans la famille ouvrière – de façon parallèle à certains thèmes d’Annie Ernaux.

Samedi soir
Retour au Musée. Véronique Leroux-Hugon avait préparé des lectures d’extraits de textes de cheminots et de leurs familles tirés des archives de l’APA ; plusieurs Apaïstes ont prêté leurs voix énergiques à la recréation d’expériences très riches, plus vivantes encore d’être entendues au milieu de la culture matérielle de la vie professionnelle de leurs auteurs.

Dimanche matin
Mon intérêt pour l’historiographie, et le rôle de la personnalité des historiens dans l’élaboration des questions qu’ils posent et des récits qu’ils ont construits, m’a conduit à l’atelier d’Isabelle Lacoue-Labarthe sur Ego-histoire et trajectoires sociales d’historiens. Un riche panorama de récits très variés d’un groupe d’historiens français, et des divers moyens dont ils ont rendu compte de leur carrière et de choix liés à leurs expériences particulières de la promotion sociale. Fluidité des interventions préparées et très éclairantes d’Isabelle, et de ses réponses aux questions du public : deux heures qui ont passé très vite.

Dimanche après-midi
J’avoue avoir des doutes sur la Table ronde comme formule : trop souvent, cela fonctionne mal. Mes craintes se sont avérées infondées : nouveau succès pour les Apaïstes (auto-disciplinés) ! Dans leurs récits de « transition » sociale, Michèle Delorme et Martine Sonnet ont mis l’accent sur des lieux spécifiques (l’impasse dans laquelle Michèle a passé les premières années de son enfance, l’atelier à Boulogne-Billancourt où le père de Martine avait travaillé), tandis qu’Hubert Lesigne a parlé de sa scolarité. Ces thèmes font écho à ceux qui sont au centre des écrits d’Annie Ernaux à propos de son enfance à Yvetot (la boutique-café de ses parents, son école). De son côté, Michel Vannet a donné un récit vivant de l’initiation de son père Robert à l’entreprise autobiographique, comme résultat d’une renaissance symbolique en fin de vie : une chute dans un bassin à poissons ! C’était une autre sorte de récit, plein de contes et d’anecdotes. Les intervenants, superbement « modérés » par Sylvie Jouanny, sont restés dans le sujet et ont respecté la limitation de temps ; il y a eu des échanges très vivants entre eux et le public. L’après-midi a résumé la haute qualité et l’atmosphère animée de toutes les sessions auxquelles j’ai assisté.

Au revoir
Déjà, trop tôt ! Le week-end était terminé, les habitués se faisaient leurs adieux. Je suis reparti avec les adresses de nouvelles connaissances qui pourront devenir des amis, avec de nouvelles références pour assurer le suivi, mais surtout avec une expérience vivante de l’APA dans l’action, qui a dépassé l’attente que mes conversations avec Philippe et ma lecture de La Faute à Rousseau avaient suscitée. J’ai eu confirmation du stéréotype anglais : les Français aiment toujours leur déjeuner (de deux heures). Et si j’ai maintenant vu La Grenette, je n’ai pas encore posé les yeux sur le célèbre panneau de signalisation routière : « Ambérieu, ville de l’autobiographie ». Ne serait-ce que pour cela, il faudra que je revienne !

Coda
Pendant le pot d’adieu, j’ai remercié Michel Vannet pour son compte-rendu de l’autobiographie de son père, et remarqué que son style narratif me rappelait le récit de vie d’un ouvrier anglais que j’avais étudié. Dans les deux minutes, un exemplaire du livre (épuisé) m’arrivait entre les mains, en cadeau d’adieu. Sur mon chemin de retour vers Lyon (en train, naturellement), j’ai commencé à le lire. En quelques minutes, j’étais secoué de rire au récit que fait Robert d’une des farces de son enfance qui avait mal tourné. Nouvelle connexion, nouveau sujet de recherche ... nouvel exemple de partage à travers les histoires de vie.