Cinquante ans d’amour en lettres

lundi 15 décembre 2014, par Catherine Merlin

Matinée du Journal du 29 novembre 2014

En 1832, au plus fort du mouvement romantique, une actrice obscure de 26 ans rencontre un écrivain à peine plus âgé, mais déjà connu ; ils deviennent amants et le resteront jusqu’à la fin de leur vie ; tout le reste de son existence, quoi qu’il arrive, elle lui écrira tous les jours. Telle est l’histoire de Juliette Drouet et Victor Hugo, comme elle est retracée dans ce véritable « journal épistolaire » comprenant environ vingt-deux mille lettres.

Florence Naugrette dirige l’équipe interuniversitaire chargée de l’édition de ce vaste ensemble, un projet qu’elle a présenté le 29 novembre 2014 à la Matinée du Journal de l’APA. Les lettres sont progressivement mises en ligne sur un site dédié, au fur et à mesure de leur transcription et de leur annotation.

Ces lettres quotidiennes ont été envoyées par Juliette Drouet pendant 50 ans (1833-1883) à un rythme très régulier, sauf quand elle et Hugo voyageaient ensemble. Cette habitude n’a même pas cessé pendant les dix dernières années de sa vie où, après la mort de Mme Hugo, ils ont mené une sorte de vie commune – habitant dans le même immeuble, sinon dans le même appartement. De son côté, Hugo écrivait fort peu à Juliette, sauf à des dates anniversaires.

Les lettres de Juliette ont été conservées par lui dans l’ordre où il les a reçues, ce qui leur permet de contribuer à certains éléments biographiques. Mais il n’est pas certain qu’on les possède toutes ; les trois quarts de celles qu’on connaît sont à la Bibliothèque Nationale, à laquelle le groupe de l’université de Rouen a acheté la reproduction des manuscrits en pdf, qui sert de base à la transcription.

Le plus difficile, constate Florence Naugrette, n’est pas de transcrire, mais d’annoter – car il faut identifier quantités de noms de personnes, allusions biographiques, historiques, littéraires, citations de Hugo (tirées par ex. de Ruy Blas) et d’autres auteurs, etc. Il faut aussi faire des recoupements pour déterminer l’année quand elle n’est pas indiquée dans les lettres.

Mais qui était Juliette Drouet avant leur rencontre ? Née à Fougères en 1806, elle s’est retrouvée orpheline très tôt et a été élevée dans un couvent parisien (Hugo a d’ailleurs tiré de ses souvenirs des éléments qu’il utilisés dans Les Misérables pour évoquer le couvent de Picpus). En 1825 elle est la maîtresse et le modèle du sculpteur James Pradier avec lequel elle a une fille, Claire. Elle fait ses débuts d’actrice à Bruxelles, puis au Théâtre de la Porte Saint-Martin où elle rencontre Hugo à la fin de 1832. Elle joue alors un petit rôle dans Lucrèce Borgia. Le début de leur liaison, commémoré par l’écrivain dans une lettre annuelle, se situe en février 1833.

Leur liaison est orageuse. Dans la correspondance de Juliette figurent de nombreux billets écrits dans un style brut, avec des tirets pour seule ponctuation, contenant des menaces de rupture, de suicide... Juliette menace régulièrement Victor d’arrêter de lui écrire ou lui conseille de la quitter. Elle abandonne la scène à l’automne 1839, après un échec dans Marie Tudor et la conclusion d’un pacte selon lequel elle renonce au théâtre, tandis que Hugo lui promet une assistance financière perpétuelle (promesse qui sera tenue). Elle devient donc dépendante de lui aussi sur le plan économique. Ils ont une relation quasi conjugale, mais les années 1840 sont douloureuses pour Juliette, qui se plaint que Victor ne vient pas souvent la voir, qu’il s’éloigne. Et en effet à cette époque Hugo entretient aussi une liaison avec une autre femme, Léonie Biard (également dénommée Léonie d’Aunet), relation qui aboutira en 1845 à un véritable scandale avec flagrant délit d’adultère... Mais Juliette ne l’apprendra qu’en 1851, quand Léonie jalouse lui envoie les lettres qu’elles a reçues de Victor Hugo.

La période la plus heureuse de cette longue liaison a sans doute été, dans les années 1850, celle de l’exil. Victor Hugo s’étant auto-exilé à Guernesey après l’accession au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, Juliette habite une maison voisine de sa résidence de Hauteville House.

Matériellement, les lettres de Juliette se présentent sous la forme d’une feuille pliée en deux et constituant quatre feuillets écrits. Quand la place ne suffit pas, l’épistolière écrit dans la marge, voire en travers des lignes existantes en les quadrillant. Le schéma-type d’une telle lettre comprend, après une apostrophe liminaire, des questions au sujet du sommeil et de la santé de l’aimé ; l’expression des sentiments de Juliette (amour, jalousie, colère, doute...) ; le récit de sa journée, des visites éventuellement reçues ; des commentaires sur des événements particuliers (par exemple lors de la révolution de 1848) ; et une formule finale. Avec le temps, le ton de ses lettres change ; dans les dernières années, elles se transforment en observatoire de la vie littéraire de l’époque.

Le nombre et la fréquence des lettres entraînent forcément une certaine répétitivité, mais Juliette fait aussi des efforts pour varier son style qui, avec le temps, devient de plus en plus élaboré. Juliette ne manque pas d’humour, use au besoin de métaphores grotesques. Elle orne ses lettres de dessins qui souvent représentent leur couple. Les lettres contiennent également de beaux morceaux de prose poétique.

Enfin, Florence Naugrette évoque l’influence des lettres de Juliette Drouet sur Victor Hugo. Il est probable qu’elle a plus ou moins largement inspiré ses figures de courtisane : Thisbé dans Angelo, Fantine dans Les Misérables. Hugo a aussi utilisé des formules venant de la « parlure » de Juliette et repris certaines de ses phrases telles quelles dans ses œuvres : par exemple Paroles dans l’ombre, un poème des Contemplations écrit le lendemain de la lettre dont il s’inspire. Plus que tout, cette imprégnation montre à quel point leurs destins ont été liés.

(Image : Juliette Drouet lithographiée par Alphonse-Léon Noël, 1832)