Journal et correspondance

jeudi 20 novembre 2008, par Corinne Pourtau

Cette matinée, qui a réuni une cinquantaine de personnes, était consacrée aux rapports entretenus par le journal et la correspondance. Elle était animée par Françoise Simonet-Tenant et Gilles Alvarez. Étaient invités Xavier Rockenstrocly, auteur d’une thèse consacrée au journal de Henri-Pierre Roché, l’auteur du roman Jules et Jim, et Michel Longuet, diariste-dessinateur, pionnier en matière de chronique personnelle sur Internet(Les Carnets illustrés de Michel Longuet).

Journal et correspondance (par Françoise Simonet-Tenant)

En introduction au thème de la matinée, Françoise Simonet-Tenant dresse tout d’abord un panorama général de ces deux genres – qui peuvent apparaître au premier abord comme deux formes d’écriture complètement divergentes –, s’attachant à mettre en avant leurs points communs et leurs différences, dans une perspective historique.

Le premier point commun est qu’ils sont des protocoles spontanés, fragmentaires et datés, qu’ils pratiquent l’ellipse et que leur dimension est projective. Considérés comme de « mauvais genres », ils se sont vus longtemps refuser le statut d’écrits littéraires. Ils posent la question de la frontière : ils sont en effet tous deux des « lieux communs » à l’Écrivain (avec une majuscule) et à l’écrivant obscur. Leur mode de lecture est spécifique, malmenant parfois le lecteur, puisque la plupart du temps leur forme est manuscrite. Ils posent aussi le problème de la clôture : ce sont des textes qui ne présentent pas de fin définie, la lettre étant ouverte sur la réponse attendue du destinataire, le journal sur l’entrée suivante.

Le diariste et l’épistolier n’aspirent pas, dans la majeure partie des cas, à la publication. Leurs écrits sont a priori destinés au confidentiel. Il faudra attendre le XIXe siècle, pour voir publiée la correspondance de certaines personnalités célèbres, le XVIIIe pour Madame de Sévigné. Mais ce sera principalement au XIXe siècle qu’arrivera à l’esprit des auteurs l’idée que leurs journaux ou leur correspondance pourrait être éditée. Enfin, journal et correspondance traitent de la vie vécue, mais encore de la vie réfléchie ou de la vie littérarisée. Ils sont deux espaces de retrait, deux espaces de repli face à l’épreuve de la réalité. Comme pour Flaubert dans ses Correspondances, ce sont des formes d’écriture dilatoires.

En dépit de cette proximité, journal et correspondance diffèrent par leur destinataire. On écrit en principe son journal pour soi, ses lettres pour les autres. En principe seulement, car à y regarder de plus près, les choses ne sont pas aussi simples. L’adresse épistolaire peut être un leurre, de même que le journal peut être écrit pour être lu, ne serait-ce que par son moi futur. On sait que certains journaux ont d’emblée un destinataire identifié : Eugénie de Guérin écrit son journal pour son frère, par exemple. De même, la lettre a longtemps été le vecteur d’une communication sociale.

C’est le XIXe siècle qui semble avoir été le siècle des affinités électives entre ces deux genres. Affinités électives préparées dès la seconde partie du XVIIIe siècle, où certains éléments vont converger pour une « meilleure propriété de soi ». En peinture, le genre de l’autoportrait prend un essor considérable, avec l’apparition du miroir ; le temps qui s’égrène devient plus perceptible à chacun, contrôlable, par l’arrivée de la montre individuelle ; en architecture urbaine, les pièces de la maison se spécialisent, la chambre, autrefois pièce de vie commune, devient dévolue au sommeil, au retrait de la vie communautaire ; bref « une chambre à soi » en quelque sorte, pour reprendre l’expression de Virginia Woolf. L’intimité ainsi rendue possible devient propice à la lecture et à l’écriture.

Il faudra cependant attendre le XIXe siècle, pour que ces deux formes, proches, se fécondent réciproquement, pour déboucher sur des formes novatrices. Ainsi va-t-on voir apparaître la « lettre-journal », une lettre très longue, à l’énonciation fragmentée, courant sur plusieurs moments de la journée, voire plusieurs jours. Une forme que George Sand a beaucoup pratiquée. La lettre entre dans le journal par le biais de fragments recopiés. Pour un aspect documentaire : le diariste s’ouvre sur le monde qui lui arrive par l’épistolaire ; pour sa valeur probatoire : à une époque où la photocopie n’existe pas encore, on recopie ce qui est mémorable ou ce qui doit le devenir ; comme attestation d’un certain narcissisme du destinataire : en recopiant tout ou partie des lettres qu’il reçoit, celui-ci atteste au sein de son journal de l’importance qu’il a pour les autres… Le XIXe siècle offre également de nombreux exemples de journaux partagés, croisés ou parallèles. Le journal devient un journal « adressé » (tout comme une lettre) et s’attribue certaines des modalités discursives de la lettre puisqu’il « parle » à ce lecteur défini.

Helen Hessel et Henri-Pierre Roché (par Xavier Rockenstrocly)

Un exemple intéressant de cette interaction « journal et correspondance » se trouve dans l’histoire amoureuse d’Helen Hessel et Henri-Pierre Roché, l’auteur du court roman Jules et Jim, rendu célèbre auprès du grand public par le film de Truffaut, dans lequel Jeanne Moreau est Catherine, le double d’Helen. C’est Xavier Rockenstrocly qui aborde les écritures croisées de Roché et d’Helen, montrant comment leur correspondance est surtout le laboratoire d’écriture du journal de la jeune femme. Jules et Jim (le roman) retrace une histoire vraie, celle du trio amoureux Helen et Franck Hessel et Henri-Pierre Roché, dans le rôle de l’amant d’Helen.

La genèse en est très particulière et novatrice pour l’époque. C’est en 1907 que Franz rencontre Henri-Pierre, en 1912 qu’il lui présente sa fiancée, Helen. Les deux hommes se retrouvent après la première guerre mondiale et en 1920, Henri-Pierre est invité à venir séjourner chez eux en Allemagne. Le couple est alors marié, deux garçons sont nés, mais leur relation est déjà fortement altérée. Helen a des amants et Henri-Pierre n’aura pas de mal à la séduire. Il l’incite alors à tenir le journal de leur histoire amoureuse. Le journal de la jeune femme est donc tout d’abord un journal de commande, qui va cependant très vite déborder du cadre qui lui a été imparti et échapper à la « coupe » de Henri-Pierre. Dans la période des années 20, Helen y raconte sa vie quotidienne, le tiraillement qu’elle ressent entre sa situation d’épouse et de mère et ses aspirations à une réalisation artistique : elle pratique la danse, aime sortir, lire. L’amour est la grande affaire de sa vie, y compris dans son aspect le plus purement sexuel. On lit dans le journal que Franz est un piètre amant, d’où les aventures dans lesquelles la jeune femme se lance. Elle semble trouver en Henri-Pierre un homme qu’elle qualifie de son « égal » (ce que Franz, visiblement, n’est pas) et sa liaison avec lui occupe bien entendu une grande place dans le journal. Leurs rapports amoureux sont complexes, violents avec une dimension physique très importante.

D’emblée, le projet littéraire – un projet ambitieux – fausse les cartes de la tenue de ce journal. Pour Henri-Pierre, qui tient de son côté des carnets, ces écrits intimes seront la base d’un roman à huit mains : Helen, Henri-Pierre, Franz et la sœur d’Helen qui les rejoint un moment faisant du trio amoureux un quatuor. Le roman présenterait, à partir d’un schéma commun, les quatre points de vue à travers quatre journaux. Très rapidement, la sœur d’Helen renonce à l’aventure littéraire, bientôt suivie de Franz. Le roman à huit mains devient roman à six mains, puis à quatre. Il se jouera donc entre Henri-Pierre et Helen, entre journal, carnets et correspondance.

Le journal de la jeune femme est daté, mais les dates ne correspondent pas aux moments où se sont réellement passés les événements relatés. Le récit en est décalé de trois mois. C’est qu’il n’est là que comme base au futur roman. Henri-Pierre en reste seul destinataire. Helen lui écrit pour lui demander de l’aider à le reconstruire a posteriori. Ce dernier envoie donc par courrier des « notices » tirées de ses propres carnets. Le journal d’Helen est constitué pour partie de fragments de ces carnets. De même que les lettres échangées constituent une sorte de « journal » du journal d’Helen, contribuant à en remplir les « blancs ». Au final, Jules et Jim, le roman, aura une forme narrative bien plus classique que ce faisceau de points de vue imaginé au départ. Seule la fin du récit annonce que le journal de Catherine a été retrouvé et qu’il sera publié sous peu. Henri-Pierre Roché n’a donc pas encore renoncé, au moment de la publication du livre, à cette forme initiale, pensée comme un ensemble de fragments de journaux parallèles.

Michel Longuet (par Michel Longuet)

Michel Longuet tient un journal sur Internet, ou, plus exactement, publie en ligne des fragments de ses Carnets, un journal papier qui existe depuis une quinzaine d’années, constitué d’un mélange de textes et de dessins, une forme double qu’il dit être assez naturelle chez les dessinateurs. C’est en 2000 qu’il commence à mettre en ligne quelques-unes des pages de ses Carnets, et pour ce faire, adopte une forme particulière : la lettre adressée, à travers un montage d’extraits des Carnets, effectué avec le logiciel Photoshop. La « lettre à Dorita », par exemple, – Dorita est un chien – est une lettre codée qui s’adresse en réalité au propriétaire du chien. La « lettre à M. Galipon » est envoyée sur le Net, orbi et urbi, comme une bouteille à la mer, car Michel ignore si ce professeur de dessin qu’il a eu autrefois et qui a été influent pour lui est toujours de ce monde. C’est qu’il s’adresse à lui après 50 ans ! Deux ans plus tard, la bouteille touche au port : Michel recevra un courrier de cet ancien professeur. Son fils a vue la lettre sur le blog. Il y a également la « lettre anonyme », succession de dessins faits à la suite d’une rupture, lettre sans adresse et qui n’appelle pas de réponse, mais qui signifie quelque chose à son destinataire caché, qui se reconnaîtra forcément. « Lettre à un mort », enfin, façon séance de spiritisme, qui redonne vie, par le biais du souvenir et de l’inscription sur la Toile. Ainsi, grâce aux différents niveaux de lecture possible de ces lettres-montage, les « envois » deviennent autant de jeux entre expéditeur – Michel – et destinataire nommé et/ou secrètement visé.