Journaux croisés de Benjamin Constant et d’Amélie Fabri

vendredi 28 juin 2013, par Claudine Krishnan

En cette matinée du Journal organisée par l’APA le 15 juin 2013, journal de lumière et journal de l’ombre se sont croisés et le journal de l’ombre a pris le devant de la scène. Philippe Lejeune, après avoir pédagogiquement rappelé l’état de ses recherches sur l’histoire du journal personnel, a raconté son enquête récente sur la rencontre de Benjamin et d’Amélie. Derrière l’anecdote, drame humain, incompréhension entre les êtres, révélations et réflexions grâce aux journaux.

Côté lumière : Benjamin Constant. Éternel jeune premier romantique, il est auréolé de gloire et son œuvre suscite depuis longtemps l’intérêt des lecteurs et des chercheurs. En janvier 1803, il se trouve à Genève, il y a suivi Madame de Staël dont il est l’amant, il a 35 ans, s’est déjà marié, a déjà divorcé et souhaite se remarier ou se laisser remarier. Le journal de ce célèbre indécis hésite, de janvier à avril 1803, entre roman et journal et ces trois mois constituent un chapitre qu’il intitule Amélie et Germaine. Germaine, on la connaît, mais Amélie ?

Côté ombre donc : Amélie Fabri. En 1803, elle a 31 ans, elle est gaie, riche et amoureuse. Elle tient un journal qui couvre plusieurs mois des années 1802, 1804 et 1806, il a été découvert en 1963, exposé en 1968, les descendants des sœurs d’Amélie ont déposé l’ensemble de ses papiers à la Bibliothèque de Genève. Et c’est là qu’en 2012 Philippe Lejeune, alerté sur l’existence de ce journal de demoiselle, découvre que cette demoiselle est celle que Benjamin Constant a entrepris de séduire et peut confronter les deux versions. Sa version à lui : il lui fait la cour, voudrait bien l’épouser, mais ne la trouve pas à son goût physiquement et surtout lui reproche de manquer d’esprit et de conversation. En avril 1803, il quitte Genève et renonce à tout projet d’avenir avec Amélie.

Sa version à elle est écrite sur les cartes d’invitation qu’elle reçoit et qui lui tiennent lieu de journal en ce début 1803. Elle le trouve « aimable », « empressé », parfois « un peu fripon », est flattée par sa cour, perçoit son jeu et l’agacement de Madame de Staël, mais… « Il n’a pas été jusqu’à mon cœur ». Son cœur est occupé par un autre, Jean-Jacques de Sellon, jeune frère de proches amies. Il a 20 ans et, s’il semble lui aussi attiré par Amélie, les convenances l’emportent et plus tard il épousera une autre. La fin est triste : Amélie meurt en 1809 d’un mal inconnu, peut-être d’amour non partagé, peut-être d’avoir vécu trop tôt dans un monde où les hommes font, défont, écrivent et publient toutes les histoires, ou presque. L’héroïne romantique, c’est elle. Il aura fallu deux siècles pour que justice lui soit rendue.

« Je plais », écrit ingénument Amélie en mars 1803. Amélie nous plaît bien, elle a conquis le public de la matinée et nous attendons avec impatience la publication de son journal.