Jules Renard : "J’ai le cœur plein de feuilles mortes"

mercredi 30 juin 2010, par Gilles Alvarez

« Je suis le monsieur qui a toujours, hélas… le petit mot pour rire »

La Matinée du Journal, le 19 juin, se voulait un hommage rendu à Jules Renard, 2010 célébrant le centenaire de sa mort ; une « matinée » telle qu’au théâtre : l’après-midi ! Comme un clin d’œil complice à celui qui se riait des conventions : il s’agissait d’une représentation « spéciale APA », suivie d’un débat avec le comédien, Patrice Fay, auteur d’une adaptation du Journal : J’ai le cœur plein de feuilles mortes. Jules Renard a connu la gloire, de son vivant, grâce à ses œuvres théâtrales – et à quelques livres – tandis qu’il semble que la postérité veuille retenir son journal comme son œuvre maîtresse. Lui-même, n’écrivit-il pas : « Ce journal, c’est ce que j’aurai fait de mieux » ? L’occasion était trop belle, les talents de Jules Renard et de Patrice Fay conjugués pour un double coup de cœur de la part des Apaïstes présents, enchantés par tant d’esprit et tant d’humour.

Jules Renard nota : « Le petit théâtre minuscule où le spectateur choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer une de mes pièces ». Il ne se doutait pas que, plus d’un siècle plus tard, il serait interprété dans un lieu conforme à ses souhaits, l’Essaïon, avec une de ces belles caves voûtées de Paris où l’art trouve parfois refuge dans une ambiance intimiste et chaleureuse. Le public assistait à un spectacle rare, le comédien par son travail sensible donnant à entendre la voix de l’ironiste, aux saillies irrésistibles, brillant homme de lettres parisien ; mais également le ton parfois plus grave de l’auteur de Poil de carotte, Nivernais attaché à la terre collée à ses racines. Jules Renard semblait revivre sous nos yeux. Les thèmes récurrents du journal étaient repris : la mort, les femmes, la famille, le monde des lettres et du théâtre, la campagne, l’écriture… Loin de céder à la facilité qui eût consisté à ne recueillir que les bons mots (le journal offre une collection de formules plus drôles les unes que les autres), la démarche de Patrice Fay fut plutôt de restituer « le bonhomme Renard ». Belle performance que de lui donner corps et vie, sans rien gâcher de son esprit ! Le lecteur du journal est habituellement séduit par les réflexions à l’emporte-pièce, le côté lapidaire, l’aspect tranchant des phrases et autant d’anecdotes et d’aphorismes savoureux. Là, Patrice Fay, par une sélection des citations et un habile montage, sans trahir le texte, parvient, en une heure de spectacle, à balayer le parcours de vie de l’écrivain, juste retour des choses puisque Renard contemplait sa vie comme une pièce de théâtre !

Le texte de J’ai le cœur plein de feuilles mortes, ainsi qu’une autre adaptation du Journal en 2007, par Jean-Louis Trintignant, peuvent se retrouver dans l’édition complète d’Omnibus (fév. 2010) : Théâtre de Jules Renard (Le Plaisir de rompre, Le Pain de ménage, Poil de Carotte, La Bigote, L’Écornifleur, etc.). Autre référence, outre l’édition de la Pléiade, le « Bouquins » de chez Laffont : Journal, 1887-1910.

Indispensable ! Jules Renard, né en 1864, tint ce journal durant 22 ans, régulièrement jusqu’à sa mort. Le Journal fourmille d’images, de trouvailles. Son style est délectable. Il règle ses comptes avec lui-même d’abord, avec sa famille, la société, les artistes, les intellectuels, les bourgeois, les paysans… et les femmes, en particulier. Avec une plume acérée, l’esprit mordant et plein d’ironie, il a le souci évident de servir la littérature. Non sans tendresse, non sans poésie. La tenue régulière du Journal donne à voir l’homme autant que l’écrivain, au quotidien comme au fil du temps. Sous des dehors moqueurs, les sarcasmes et une certaine noirceur, on perçoit les exigences comme les faiblesses qui le rendent attachant. Peut-on croire Léautaud qui le pensait « un parvenu […] resté, au fond, un paysan » ? Cela semble aussi réducteur que la réputation d’un Renard misogyne invétéré. Certes, ses traits d’esprit en direction de la gente féminine ne sont pas les flèches de Cupidon, mais n’est-ce pas plutôt pour s’en défendre qu’il attaque ? « C’est si facile à une femme de se faire aimer ! Nul besoin d’être bien jeune ni bien jolie. Il n’y a qu’à tendre la main d’une certaine façon, l’homme y met tout de suite son cœur ». Quelle muflerie souvent, à l’encontre des trop belles, des laides, des vieilles, de celles qui ont de la vertu, de celles qui n’en n’ont pas… Il écrit : « Dès qu’on dit à une femme qu’elle est jolie, elle se croit de l’esprit ». Or, il ne rêve que de marivaudage, des belles actrices qu’il croise, de toutes celles pour qui il se ruine… en rêves, justement ! Faut-il qu’elles soient envisagées comme de possibles maîtresses pour qu’on ait plaisir à leur parler ? « Cette femme est si jolie, que nous la mépriserions un peu si elle n’avait pas d’amants ». Ah ! La tentation de l’adultère… mais la raison l’emporte : « J’ai Marinette, et je n’ai plus droit à rien ». Est-ce toujours vrai ? Léautaud en doute, mais saurons-nous jamais ? « Sa petite bonne femme », « sa solide », fit main basse sur ses cahiers quand il s’agit de publier le journal après sa mort, expurgeant la copie, brûlant l’original !

Celui que sa mère qualifiait de « chieur d’encre » avait fait ses premiers pas dans le monde grâce à Danièle Davyle, sociétaire de la Comédie Française, avec qui il rompit pour épouser Marinette, « une femme riche », disait-on au Mercure de France dont il était devenu, ainsi, le principal actionnaire. Il y tenait la rubrique théâtrale, le théâtre qu’il allait fréquenter assidûment, le Journal en rend bien compte, chronique des activités de Renard, de ses relations, projets et réalisations. Certaines femmes là encore l’éblouissent : Madame Rostand (Rosamonde Gérard), des comédiennes aussi, comme Sarah Bernhardt… On imagine Marinette relisant des pages où elle n’avait pas forcément la part belle, compromettantes aussi pour ses contemporains. Le Journal est une formidable galerie de portraits, féroces. Terriblement drôles. Rostand, Allais, Guitry, Tristan Bernard, et tant d’autres, Daudet, Loti, Verlaine, les Goncourt… des dizaines d’auteurs, comédiens, artistes qui font l’objet de ses observations, de ses railleries, de petites phrases redoutables et assassines, désopilantes. Renard croise aussi des politiques, Jaurès, Blum, Poincaré, lui-même devenu maire de Chitry-les-Mines, le village paternel. Il s’engage contre l’Église, contre l’Armée, derrière Zola dans l’affaire Dreyfus. Il s’engage surtout en littérature, figure vite reconnue des milieux littéraires, puis membre influent de l’académie Goncourt…

« Le La Bruyère moderne », pour les uns, « Un Maupassant de poche », pour lui-même, Jules Renard paraît écartelé entre deux mondes, deux réalités. D’un coté sa vie parisienne, et un certain brio, une reconnaissance honorable ; de l’autre ses doutes intimes, ses blessures, la crainte de rester « petit », de n’être rien face à Flaubert, Mallarmé, Hugo « son grand homme ».

Écrire le terme juste, la phrase courte criante de vérité, dans un style irréprochable : l’exigence de cet ennemi des bavardages, un travers de ses confrères. « La phrase solide, comme construite avec des lettres d’enseigne en plomb découpé », tel est son credo ! Pas de fioritures, pas d’exotisme à la Chateaubriand quand il décrit « ses » paysans. Mondain, Renard est aussi un « terrien », mais décalé, ici et là. S’enfuit-il dans son village « pour en faire le centre du monde », en « Loti cantonal », il observe : « Comme maire, je dois veiller au bon état des chemins ruraux ; comme poète, je préfère les voir mal entretenus ». Et, elle est toujours là, la détestable Mme Lepic de Poil de Carotte, lui aussi toujours dans l’ombre de Renard. « Ma mère ne dit plus : « Mon fils », mais « Monsieur le Maire ». Bientôt, elle me dira vous, comme une mère de curé ». Terrifiante, obsédante, jusque dans un rêve incestueux qu’étonnamment Marinette ne censurera pas. Songe-t-il à s’installer dans le village où le père auquel il s’était identifié s’est suicidé… sa mère s’y noie dans le puits. Ironie du sort, l’écrivain n’a plus qu’un an à vivre. « …quand j’étais Poil de Carotte » sont les derniers mots du Journal, Poil de Carotte né de « la honte de pleurer qui donne l’effronterie de rire ».