Le journal d’Ernst Jünger

samedi 20 juin 2009, par Véronique Leroux-Hugon

Avec Michel Braud, Julien Hervier, Nicole Lamboley, modéré par Gilles Alvarez

C’était une belle partie de ping-pong intellectuel à laquelle nous avons assisté, encore que le ping-pong ne soit pas sport assez noble pour évoquer les Journaux de guerre, d’Ernst Jünger, dont la traduction, revue et introduite par Julien Hervier, est parue en 2 volumes dans la Pleïade (Gallimard 2008).

Gilles Alvarez a rappelé la carrière d’Ernst Jünger, (1895-1998, son œuvre gigantesque, dont entre autres les trois volumes du journal : Soixante-dix s’efface, celle d’un militaire qui a combattu en 14-18, publié en 1920 Orages d’acier, et commencé en 1932 à prendre ses distances avec le régime hitlérien, contre lequel il manifeste une opposition constante, mais voilée.

Après avoir combattu en 39-40 sur la ligne Siegfried, il est nommé à l’état-major allemand à Paris en 1941, tente discrètement de s’élever contre les persécutions antisémites,voit son fils mourir en Italie en 1944, d’une mort qui pèsera comme un interminable deuil, et meurt à 103 ans.

Julien Hervier intervient, avec humour, dans cette évocation des journaux, soit un tiers des écrits de ce « diariste colossal » ,et de son immense correspondance, pour compléter et ajouter de savants commentaires sur les 22 tomes (!) de l’œuvre complète, qu’il connaît parfaitement. Il rappelle la stature de Jünger en militaire, mais aussi en homme de lettres et voyageur, et souligne que ce catholique était grand lecteur de la Bible, mais se montrait discret sur ses émotions intimes, tout en évoquant ses rêves.

Nicole Lamboley défend avec énergie les journaux qu’elle a étudiés, dit-elle, en simple lectrice, mais avec intérêt et émotion, et donne plusieurs exemples du sens de l’humanité de Jünger. Gilles Alvarez tempère son optimisme, en déplorant par exemple le côté esthétisant de Jünger, sanctifiant la beauté des ruines…

Avocat du diable, Michel Braud se déclare gêné par la position de retrait, la froideur de Jünger, cette mise à distance esthétisante évoquée plus haut. Il fait porter le débat sur cette ambiguïté, sur l’authenticité des journaux, ou plus exactement sur la réécriture de ceux-ci, au même titre qu’un Pierre Bonnard rajoute sans cesse une touche de lumière sur ses peintures : la vérité du texte se trouve-t-elle dans le texte original ou dans une lecture rétrospective ? Vaste question, qui s’est posée également pour un Léautaud par exemple, mais aussi amplifiée, nous dit Michel Braud par cette analyse désincarnée des événements, une méditation sur les systèmes, planant très (trop ?) haut sur les réalités du monde.

Une riche matinée, donc, qui nous invite à la lecture.

(Image : Ernst Jünger pendant la 1e Guerre mondiale. Doc. Wikipedia)