Premier volume du Journal de Jehan-Rictus

dimanche 6 décembre 2015, par Élizabeth Legros Chapuis

« Ceci est donc le miroir de ma conscience »

Un personnage bien singulier que Jehan-Rictus, qui nous a été présenté lors de la Matinée du Journal du samedi 28 novembre 2015, à l’occasion de la parution du premier volume de son Journal* aux éditions Claire Paulhan. Cette matinée a été animée par Gilles Alvarez, en présence de l’éditrice, avec la participation de Véronique Hoffman-Martinot, qui a établi l’édition du texte, et une communication de Philippe Oriol, biographe de Jehan-Rictus. Elle a été agrémentée de lectures par Philippe Lejeune, Gérald Cahen et Alain Lautré.

Gilles Alvarez a rappelé en introduction comment Philippe Lejeune a contribué à faire éditer le journal de Jehan-Rictus. Il y a treize ans déjà, les premières Journées du Journal de l’APA lui étaient consacrées... les manuscrits encore inédits à consulter à la BNF.

Gabriel Randon, plus connu sous le pseudonyme de Jehan-Rictus, s’est mis à tenir son journal à partir du jour anniversaire de ses 31 ans, le 21 septembre 1898, et jusqu’à sa mort survenue en 1933. L’ensemble représente un total de 35 000 pages en 153 cahiers – et c’est ainsi que le premier volume couvre seulement les sept premiers mois, une période intéressante d’ailleurs, avec notamment le début de l’affaire Dreyfus.

Anarchiste, anti-militariste, antisémite peut-être, Jehan-Rictus écrit pour les journaux des articles parfois « bidonnés » : faux reportages, fausses interviews. À cette grande époque des chansonniers, il court le cachet, déclame ses poèmes dans les cabarets. La parution en 1897 de ses Soliloques du Pauvre (qui rapportent la parole d’un sans-abri errant dans Paris), illustrés par Steinlein, est un vrai succès. Mais son auteur n’en connaîtra guère d’autre. Car ce qui apparaît très vite dans le Journal, c’est un élan vers l’écriture entravé par la difficulté à écrire et à se renouveler.

Lecture du préambule par Philippe Lejeune. Jehan-Rictus y annonce son engagement de tenir ce journal quotidiennement et avec la plus grande sincérité, incité à cela par la lecture du Mendiant ingrat de Léon Bloy et des Confessions de J.-J. Rousseau. Déjà, il estime avoir eu « une vie passablement accidentée et pittoresque ». Pour lui, un journal doit être rédigé « avec une implacable franchise vis-à-vis de soi-même » et écrit « comme un procès-verbal de commissaire de police ». Il conclut : « Ceci est donc le miroir de ma conscience ».

Lecture d’extraits par Gérald Cahen. « J’ai de l’ambition, je voudrais faire de belles œuvres... » Rictus se déclare peu religieux, professe un « paganisme voluptueux », s’insurge contre la misère et son exploitation. Autoportrait. Récit d’une visite de Cilette, sa maîtresse. Évocation des spectacles de cabarets où il se produit.

Intervention de Véronique Hoffman-Martinot. Elle a déjà traité le journal de Jacques Lemarchand, critique dramatique au Figaro Littéraire, qui était son grand-oncle. Ensuite elle s’est intéressée à Jehan-Rictus : deux cahiers avaient été déjà transcrits, elle a enchaîné avec les trois suivants.

Jehan-Rictus était donc le pseudonyme de Gabriel Randon, né en 1867, enfant naturel qui, malgré de mauvais traitements dans son enfance, était animé d’un formidable élan vital – on dirait aujourd’hui qu’il avait une grande capacité de résilience. Il a raconté cette période dans son autobiographie Fil de fer (1906), qui n’est pas sans rappeler le Poil de carotte de Jules Renard. Fier de son physique et de origines soi-disant aristocratiques (il s’identifie à François 1er), il a un sentiment exagéré de sa propre valeur. Il est aussi sportif et rêve de s’acheter une bicyclette. Enfin c’est un utopiste plein d’idées originales, qui prône le retour à la nature. Il se voit comme « un faune de première qualité », mais entretient aussi « une méfiance extraordinaire de la femme ».

Gabriel Randon quitte sa mère à seize ans et connaît une période de misère noire. Il fréquente les milieux bohèmes et anarchistes. Il rencontre notamment le poète J.-M. de Heredia qui va le soutenir, lui trouver un emploi administratif, ainsi que Albert Samain qui devient un ami intime, Rémy de Gourmont qui l’apprécie.

Jehan-Rictus considère aussi son journal comme un laboratoire pour écrire un roman – mais ce projet n’aboutira pas. Le journal montre ses dons de caricaturiste, avec des portraits acérés, des pages féroces et drôles sur les petits métiers. Il constitue donc un document précieux sur le contexte social de son temps.
À partir de 1914 environ, écrire lui est de plus en plus difficile. L’inspiration est-elle tarie ? ou bien est-ce l’effet de l’écriture du journal ? Il n’écrit plus de poèmes. C’est en novembre 1933 qu’il meurt, ayant écrit jusqu’au dernier jour son journal qui se termine par une tache d’encre...

Lecture d’extraits par Alain Lautré sur le manque d’argent, l’affaire Dreyfus (Rictus n’arrive pas à prendre parti et voit toute l’histoire comme une « querelle de bourgeois »), l’horreur des fanatismes.

Intervention de Philippe Oriol, auteur d’une biographie de Jehan-Rictus (sous le titre Jehan-Rictus, La Vraie vie du poète, Presses Univ. Dijon, 2015).
Pour lui, le Journal est un texte incroyable, étonnant, plein contradictions internes. Ce n’est pas un journal d’écrivain, pensé pour être publié, mais un exercice en vue de l’œuvre à venir. Avant tout, ce Journal témoigne de son impuissance croissante à écrire, en fait, il l’empêche d’écrire autre chose. C’est lui sa grande œuvre. Il contient par exemple des passages admirablement écrits sur son « impossible » mère, qui va réapparaître dans sa vie.

La question du pseudonyme s’avère également significative : Jehan-Rictus a dévoré Gabriel Randon. Celui-ci, dans sa jeunesse, a fréquenté les milieux littéraires (allant aux mardis de Mallarmé, connaissant Verlaine, Darien, Strindberg, Gauguin... ), mais il n’y était pas vraiment intégré. En face des auteurs symbolistes ou des poètes du Parnasse, il souffrait de son manque de culture classique. Il n’est d’ailleurs pas mieux assimilé dans les milieux anarchistes ouvriers...

Le pseudo de Jehan Rictus (le trait d’union a été ajouté sur le tard) fut d’abord utilisé pour des articles humoristiques, puis récupéré pour la parution des Soliloques. La facture classique de ses poèmes s’oppose à leur langue populaire. Des poèmes comme Le Revenant, l’Hiver, sont traversés d’un grand souffle. L’auteur utilise l’argot, mais essaie toujours d’y échapper. C’est une fuite en avant : on voit dans son journal monter sa résignation à ne pas pouvoir sortir du personnage de Jehan-Rictus, qui éclipse complètement Gabriel Randon. Son dernier recueil publié, Le Cœur populaire, ne contient plus d’argot mais développe une sorte de discours hygiéniste, ce qui casse l’image de Jehan-Rictus anarchiste, une contradiction de plus.

Son attitude par rapport à l’Affaire Dreyfus est tout aussi confuse. Signataire du premier manifeste suivant le J’accuse de Zola, il déclare qu’il ne comprend rien à l’affaire. Ses amis étant pour la plupart dreyfusards, il semble qu’il ait signé plutôt pour intégrer les cercles littéraires qu’il visait et se poser comme intellectuel.

Le débat avec la salle se poursuit sur l’Affaire Dreyfus (dont Philippe Oriol a publié une histoire de 1894 à nos jours, aux Belles-Lettres, et prépare un dictionnaire), les motivations des pro et des anti, indépendamment de l’innocence ou de la culpabilité de Dreyfus.

On laissera le dernier mot à Gabriel Randon, plutôt que Jehan-Rictus : « Je ne tiens à rien, j’ai le mépris de la vie et si je regarde bien au fond de moi, tout au fond de mon cœur, j’y vois l’orgueil largement blessé, l’enfance étiolée, l’adolescence médiocre, le bonheur impossible puisque je suis pauvre, la pureté et la douceur premières violentées par l’injustice, le mensonge et les dols, l’amour de la gloire perpétuellement éclaboussé de boue, de médiocrité, et brochant sur le tout une ivresse extraordinaire de la souffrance, un désenchantement complet, une mélancolie irréductible, une amertume uni­verselle et enfin l’appétit de la douleur et de la mort. »


* Journal quotidien 21 septembre 1898 – 26 avril 1899, sous-titre : « La question du pain à peu près résolue, restent le loyer, le pétrole et l’amour. » Introduction de Frédéric Lefèvre (1924). Édition établie et annotée par Véronique Hoffmann-Martinot. 432 pages, prix 40 €, sortie mars 2015.

(Image : Portrait de Jehan-Rictus par Félix Vallotton. Doc. Wikipedia)