Table ronde de mars 2007 : Internet et moi

mercredi 28 mars 2007, par Élizabeth Legros Chapuis

Samedi 17 mars : je vais à Normale Sup’, rue d’Ulm, assister à la table ronde de l’Association Pour l’Autobiographie (APA), « Internet et moi », curieuse de découvrir « en vrai » certains de ceux que je lis. Je commence par cafouiller, allant d’abord au 23, où était autrefois la Cinémathèque (que de souvenirs !), alors que la salle est au 45 de la même rue. Sur place, je ne connais pas grand’monde – c’est ma première visite à l’APA. La moyenne d’âge me semble assez élevée… mais l’ambiance chaleureuse.

Cette table ronde reflétait, comme l’a indiqué Bernard Massip dans son introduction, la « grande diversité des approches possibles » dans l’écriture de soi sur les blogues. Les auditeurs, visiblement peu familiers avec la blogosphère (d’après les questions posées), ont pu ainsi se rendre compte que le blogueur – ou la blogueuse – n’est pas nécessairement un(e) ado écrivant en langage SMS.

Pierre, dit L’idéaliste, tient depuis février 2000 son journal en ligne – qu’il qualifie de « roman de vie partagé en direct avec le lectorat », Alter & Ego, doublé depuis peu d’un blog en complément.

Pour lui, ce journal est certes public mais comporte cependant un aspect secret : il n’est pas révélé à ses proches. Par rapport au journal intime classique, la présence des lecteurs introduit une interaction avec l’écriture. Jusqu’où aller dans le dévoilement de soi ? « On n’a pas la même liberté, et en même temps c’est stimulant ». Dans le travail sur la conscience de soi, le blogue devient « un outil de découverte et de développement personnel. »

Mais pourquoi montrer son intimité ? « Pour communiquer, pour être en relation avec d’autres, pour prendre conscience de soi avec les autres. Il y a un partage, un échange très approfondi et personnel qu’on ne peut pas avoir dans la vie réelle ». Bien sûr, cela nécessite une grande confiance, parce qu’on expose aussi ses faiblesses...

Avec des lecteurs qui le lisent pour certains depuis des années, Pierre a constitué des cercles virtuels d’amitié. Il considère l’aspect relationnel comme « le côté le plus intéressant de la synergie », notamment par l’effet d’émulation qu’elle produit. Au final, son écriture en ligne représente pour lui « une forme d’auto-analyse et d’autothérapie constante ». Il n’hésite pas à parler de « révolution intérieure » et conclut : « ma vie a beaucoup changé ». Je ne connaissais pas Pierre auparavant, mais je retrouve dans son discours ce qui est la marque de son blogue, entre autres ce souci de préciser chaque nuance, de cerner au plus près chaque donnée.

Philippe De Jonckheere, photographe à l’origine, passionné de création multimédia, influencé par Perec et l’Oulipo, a construit un vaste site nommé Désordre , dont une partie seulement relève du journal quotidien et dans lequel cohabitent journal en ligne (le « bloc-notes »), chronique photographique (« la vie ») et créations multimédias parfois réalisées en collaboration. Ses premières tentatives pour aborder le quotidien remontent à 1998 avec la série de photos « Pola Journal ».

« Une partie de la navigation du site fonctionne sur la notion de piège, de surprise, de ce qu’on découvre », souligne Philippe De Jonckheere. Il ne faut pas se décourager devant l’aspect « fouillis » du site, qui recouvre un chaos en fait très organisé. Le bloc-notes est un mélange de photos/textes (au hasard : une photo de centrale nucléaire « fonctionnant au géranium enrichi »), un thème « A quoi tu penses ? » (clin d’œil à Hervé Le Tellier ?), des articles critiques sur des expos, des films. Il existe aussi une section Archives (système de carrés à cliquer) et un Cahier des esquisses (brouillons divers scannés). Philippe est un polygraphe et un observateur avide de ce qui l’entoure. Sur son site, quelques jours plus tard, il a affiché une photo de la salle, prise sans viser avec l’appareil posé sur la table. (Je suis dedans…)

Aurélie dite Tarquine est l’auteure du blogue De bric et de blog créé en 2000, où elle mêle sentiments personnels, évocations de sa vie de famille, réflexions sociétales et juridiques (elle est avocate). J’aime tout de suite sa vivacité, sa parole qui ruisselle comme un torrent bouillonnant, sa sensibilité à vif.

Sa démarche est partie du « séisme » déclenché dans sa vie par la mort de son mari. Dans sa phase de reconstruction, « l’écriture a joué un rôle formidable. Dans mon isolement, c’était un moyen de trouver des interlocuteurs anonymes qui viennent lire quand ils veulent bien. Et le traitement de l’information par les autres n’est pas forcément le même que le vôtre, surtout en matière d’émotion. Pour moi, cela a été une issue de secours, pour m’investir dans quelque chose. C’est très structurant ».

Tarquine n’a « pas eu l’impression de dévoiler des choses intimes », même si elle raconte sa vie. Mais elle estime nécessaire de garder des distances, d’où l’utilisation d’un pseudo et du vouvoiement. Son blogue a connu un grand succès : « Beaucoup de visites et de commentaires, mais je n’y réponds plus. J’ai une réputation de dragon ». Elle voit le blogue comme un outil qui lui a permis « des rencontres basées sur des affinités réelles, profondes. Cela m’a permis de me réapproprier complètement ma vie. »

Oriane Deseilligny , auteure d’une thèse sur l’écriture de soi dans le contexte d’Internet (années 1998-2003), s’est attachée à repérer continuités et changements dans le passage du papier au virtuel. Si le journal intime, avec son discours réflexif sur l’écriture, apportait un matériau rêvé pour le chercheur, aujourd’hui la matière vivante est offerte en direct. Mais est-ce encore de l’intime ?

La question du destinataire devient de plus en plus complexe. Par rapport à la correspondance, une forme d’hésitation entre l’écriture pour soi et l’adresse à l’autre était perceptible dans les premiers journaux. Aujourd’hui pour les blogues, la lecture par l’autre est le point de départ. Le désir latent de communication s’est réalisé par ces moyens, il n’a pas été créé par eux.

Le problème de la distance comme fondement de toute sociabilité se joue aussi dans l’écriture de soi. Sur cette évaluation de la juste distance à soi et à l’autre (à laquelle, hasard de la rencontre des pensées, j’avais moi-même consacré récemment une note…), Oriane se réfère au cours de Roland Barthes « Comment vivre ensemble », où il évoquait un récit de Jacques Lacarrière sur la vie des moines du mont Athos, à la fois membres d’une communauté et solitaires.

A la fois solitaires et membres d’une communauté, la « blogosphère », n’est-ce pas ce que sont aussi les diaristes blogueurs ?

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Voir le dossier Internet et moi dans La Faute à Rousseau n° 45