Récit, Éditions du Seuil, 2001, 235 pages.

Réédition en collection de poche, collection Points, 2020, 264 pages.
Ce texte a été écrit pour le dossier "Ecrire la sexualité" du numéro 96 de La Faute à Rousseau, en l’absence d’une contribution de Catherine Millet reprenant son intervention à notre table-ronde du 23 mars. Cette contribution étant arrivée in extremis, ce texte n’avait plus sa place dans la revue. Il nous a semblé dommage qu’il ne soit pas mis à disposition de nos lecteurs.
C’est pourquoi nous le faisons ici en ligne, même si sa taille excède de loin les critères habituels de cette rubrique de notre site (3000 à 5000 signes environ).
Le récit autobiographique de Catherine Millet, qui a eu une diffusion planétaire, a donné lieu à de nombreux articles. L’auteure se doutait bien qu’elle aurait un large public… mais, de son aveu, elle n’a pas écrit à l’intention de ses nombreux lecteurs ou d’une catégorie visée de destinataires. Pressée par un « désir impérieux d’écrire », elle va exposer sa vérité sur la singularité de sa vie sexuelle : c’est là, l’essentiel de la démarche de sincérité qui définit le « pacte autobiographique ». Donc, ici, ce sera un « écho » façon APA. Ce texte est publié en 2001. Pendant une longue période, Catherine M. ne s’interrogeait pas sur sa sexualité. Mais arrive un moment où, la trentaine passée, une insatisfaction naît et la conduit à envisager d’écrire, non pas d’abord pour « chercher à se comprendre, s’expliquer, encore moins [se] justifier ». Mais dans une démarche de vérité sur elle-même, qui sera un témoignage de sa vie sexuelle. Ce n’est pas la chronologie qui va structurer le récit. Comparant son autobiographie à un tableau comme il y en a tant dans l’art contemporain, elle la considère dans un « plan unique » à la surface duquel des images provenant d’époques différentes sont réparties, se juxtaposant ou se mélangeant. Plus qu’une « suite d’épisodes », les chapitres sont répartis en fonction de thèmes qui font sens pour l’auteure. « Le nombre, l’espace, l’espace replié, et détails… ».

On peut néanmoins choisir de dégager plusieurs étapes différenciées, bien que le temps vécu et le temps dans le récit soient habituellement gommés dans l’intensité du moment présent ! L’enfance. « Je suis née dans une famille qui logeait à cinq dans un appartement de trois pièces ». Quand les parents ont décidé de faire chambre à part, elle a dû partager le lit de sa mère. Très tôt, elle a pris l’habitude de se masturber ; la nuit, cela se passe souvent dans des conditions particulières, « le corps replié en chien de fusil […] le dos contre le corps de [sa] mère ». Jusqu’à l’adolescence, elle « reste dans l’ignorance de ce qu’était son onanisme infantile ». Elle va prendre conscience que la découverte de son corps devra passer et passera effectivement par un « élargissement de [son] espace ». « La première fois que j’ai quitté cet endroit, j’ai donc baisé pour la première fois ». Une de ses toutes premières « émotions érotiques » est associée à des attouchements subis. Son père l’avait envoyée pour des vacances dans une famille amie ayant des enfants de son âge. Il y avait là un grand-père qu’elle aimait bien ; il devait être constamment aux soins de sa femme, impotente. Lui-même étant malade, Catherine lui rend visite dans sa chambre. Il lui faisait « un peu pitié ». Alors qu’elle est debout au côté du lit, le vieil homme passe la main sous son chemisier et effleure ses seins dont elle sent la réaction. Le grand-père évoque un avenir plein de promesses… « J’étais portée tout à coup sur le seuil de ma vie de femme et j’en retirai de la fierté ». Elle en parle avec la petite fille de la maison, qui lui dit qu’elle aussi a été pareillement touchée. « Nous nous doutions bien qu’il faisait là quelque chose qui n’était pas permis, mais le secret qu’il nous conduisait à partager avait bien plus de valeur qu’une morale dont le sens ne nous était, de toute façon, pas plus clair ».

Pour parler de son entrée dans la vie sexuelle adulte, elle se sert de deux métaphores originales : « comme, petite fille, je m’engouffrais dans le tunnel du train fantôme, à l’aveugle, pour le plaisir d’être ballotée et saisie au hasard », ou encore, comme une grenouille absorbée par un serpent. Elle rejette tout sentimentalisme ; elle prend plaisir « à se livrer ». Elle n’a pas « d’objectifs à atteindre si ce n’est ceux que les autres lui donnent ». Elle estime que le badinage, tout comme les rituels sociaux qui marquent une distance de transition, au début de la rencontre, sont superflus. « J’avais fait de l’acte sexuel un refuge où je m’engouffrais volontiers afin d’esquiver les regards qui m’embarrassaient et les échanges vocaux pour lesquels je manquais encore de pratique ». La drague lui est tout-à-fait étrangère, et elle ne prend pas d’initiatives.

À sa première expérience sexuelle succède très rapidement la pratique d’une sexualité de groupe. Une première partouze signe son entrée dans la « communauté des baiseurs ». Elle y prend sa place « comme une araignée active au milieu de sa toile ». Elle ne connait aucune réticence dans l’abandon de son corps, dans « le plaisir trouvé à se laisser engloutir dans une nappe indifférenciée de chair ». Ce mode de vie lui procure « l’illusion d’ouvrir en elle des possibilités océaniques ». Les enchainements de perception de son corps et de celui de ses partenaires sont racontés à l’infini, dans les mots bruts du sexe et avec une abondance incroyable de détails. Dans ce chaudron, il n’y a pas de rencontres personnelles : « les allées et venues ne s’écartent pas de leur détermination d’insectes ». La position sociale n’existe pas plus que les habits quittés : « mon habit véritable, c’était ma nudité qui me protégeait ». Entre les acteurs, « il y a une gentillesse sans insistance, presque indifférente qui convenait parfaitement à la jeune femme que j’étais, gauche dans les relations avec autrui ». Catherine Millet dresse une typologie entre les différents groupes, les diverses situations. Quelquefois tout se passe dans l’improvisation partagée pour trouver un espace de rencontre : une maison de campagne, un parking, une bordure de chantier ou de route, le Bois de Boulogne…

Mai 68 n’est pas loin : « notre obsession copulatrice et notre prosélytisme relevaient plutôt d’un ludisme juvénile ». On ne peut compter le nombre d’hommes, et de femmes, qu’elle a rencontrées sexuellement. Au moment où elle écrit ce livre, l’auteure dit pouvoir attribuer un nom à 49 partenaires, avec qui, pour certains, elle entretient des relations amicales ; d’autres demeurent dans l’anonymat. Cependant, trois figures émergent dans le cours de cette intense vie sexuelle et marquent des étapes. Claude, le premier (jeune) homme qui a ouvert l’espace. Éric, par qui elle a pu être invitée dans de nombreux groupes et rencontrer beaucoup d’hommes qui sont restés des inconnus ou ont fait partie de ses relations amicales, voire professionnelles. Éric participait avec elle aux « communautés de baiseurs ». De plus, il lui a beaucoup apporté en « l’initiant à une méthode de travail rigoureuse » qui lui a longtemps été utile dans sa vie professionnelle. Jacques est le troisième homme. Avec lui il va y avoir du changement. Elle est séduite d’abord dans la distanciation corporelle, par sa voix ; et les premiers contacts vont se jouer dans la douceur des débuts d’une relation amoureuse. Le désir de lui naît comme le bourgeon d’un « amour profond » qui va se développer. Toute une gamme de sentiments vont pouvoir apparaître.

Elle n’avait connu que les « explosions passionnelles de la jalousie des partenaires occasionnels ». La sienne se limitait dans l’envieuse comparaison des « configurations physiques » des autres femmes performantes. Maintenant, elle va connaître « la peur de l’éviction », jusqu’à éprouver des idées suicidaires ou à plonger dans une activité masturbatoire de grande intensité, avec des scènes fantasmées dont Jacques est le centre. Une culpabilité inconnue jusqu’alors fait surface. C’est l’époque où naît le besoin de réfléchir sur sa sexualité et la question du plaisir. Avec Jacques, ils parlent beaucoup de leurs expériences. (Jacques ne participe pas aux partouzes qu’elle fréquente). Le plaisir de raconter commence peut-être à ce moment. Elle écrira donc tout ; même ce qui peut paraître abject aux lecteurs. Dans les communautés de baiseurs, elle n’a jamais eu « à redouter la moindre menace ou brutalité » ; « elle a même été gratifiée d’une attention qu’elle n’a pas toujours rencontrée dans une classique relation duelle ». Et, si elle a eu « une inclination pour l’auto-avilissement mélangée au dessein pervers d’y entraîner l’autre », c’était parce qu’elle était « portée par la conviction de profiter d’une fantastique liberté ». « Baiser par-delà toute répugnance, ce n’était pas que se ravaler […], c’était s’élever au-dessus des préjugés ». Sa liberté ne s’exerçait pas dans le choix des rencontres. Son mode de vie obéissait à une règle, un chemin de « conduite » donné pour durer, et c’est dans ces rails que sa liberté s’exerçait. « Ma liberté était de celles qui ne s’expriment qu’une fois pour toutes, dans l’acceptation d’un destin auquel on s’en remet, sans réserve… comme une religieuse qui prononce des vœux » ! La relation avec Jacques a bousculé beaucoup de choses, initié une meilleure compréhension d’elle-même. À l’acmé de la jouissance, il va se passer quelque chose d’inattendu, de nouveau. Elle va connaître des états inconnus auparavant qui vont se prolonger en crises de tétanie, son corps devenant raide comme un cadavre, ou bien la mettre dans des crises de larmes et de sanglots, dans un halo mystique d’exaltation et de douleurs. « Tout a été largué, mais ce tout n’a été que ça : le corps que j’ai livré n’était qu’un souffle d’air, et celui que j’ai embrassé se trouve déjà à des années-lumière. Comment dans un tel dénuement ne pas exprimer sa détresse ? ». « Mes larmes sont celles d’une joie désespérée » !

par Michel Baur