Note de lecture par Catherine Merlin
On connaît l’intérêt de la romancière Danièle Sallenave pour le sort du peuple et ses aspirations souvent bafouées, intérêt qui lui a inspiré des livres tels que L’Églantine et le muguet (Gallimard, 2018), qu’elle disait basé sur « une certaine idée de la république, forgée au XIXe siècle dans la retombée des révolutions, la contre-offensive catholique et les débuts de l’expansion coloniale » ou encore Jojo, le Gilet jaune (idem, 2019), inspiré du mouvement social de ce nom. C’est encore ce mouvement qui a été le déclencheur pour qu’elle écrive Rue de la Justice. « Ce livre, dit-elle dès les premières lignes, répond à un projet que je nourrissais depuis quelque temps déjà : faire connaître une figure issue des profondeurs du petit peuple des bords de Loire, celle de mon arrière-grand-mère Laurence Frémondière, née Cormeau en 1863 […] », avec pour motif la nécessité de « payer [s]a dette […] à la lignée de ces modestes ruraux ».
Rue de la Justice – ainsi nommé d’après l’adresse de l’aïeule dans son village de Chalonnes-sur-Loire – se situe en quelque sorte dans le paysage actuel qui voit des historiens prendre en compte dans leurs ouvrages une certaine dose de faits personnels et d’expression de la subjectivité : on pense à Arlette Farge ou Ivan Jablonka. Et Danièle Sallenave fait bien œuvre d’historienne dans ce livre où le parcours de Laurence Cormeau, 1863-1939, laveuse de son état, s’inscrit constamment dans le cadre de la grande Histoire, depuis la Révolution française et, à part sa petite enfance, se déroule entièrement sous la IIIe République.
Dès les premières pages, on peut voir chez ce peuple rural, vivant dans une région particulièrement conservatrice et cléricale, un rêve d’ascension sociale, un désir de justice et une soif de dignité – la même qui, chez les Gilets jaunes, s’exprimait par le désir de reconnaissance. Mais aussi et surtout, l’importance de l’instruction, qui amène Danièle Sallenave à dire : « Ma soif inapaisable d’apprendre est comme la revanche que je veux leur donner ». Évoquant les anciens petits métiers féminins, comme celui exercé par son aïeule, elle exprime « un constant désir de réhabiliter ces tâches modestes, indispensables, méprisées, et finalement oubliées ».
« Comment inscrire un destin anonyme dans ce qu’on appelle la grande Histoire ? » C’est la question que l’auteur va se poser tout au long de ce livre, car elle ne dispose que de très peu d’informations sur son personnage. Faute de données précises, elle recourt fréquemment à des éléments d’ordre général trouvés en ligne, provenant par exemple du blog Gallica de la BnF ou du site Mediapart (dont elle détaille les références dans les notes). Elle trouve aussi son miel dans la littérature, car « seule la littérature a gardé la trace de ce monde rural disparu », avec des auteurs comme René Bazin, Ernest Pérochon et bien sûr Zola.
Le Voide, village d’origine de Laurence, était très marqué par la guerre de Vendée (et les Mauges, sa région d’Anjou, était un « foyer de la contre-révolution »), mais on ne sait pas dans quel camp étaient les Cormeau et les Frémondière. En tout état de cause, « Laurence est donc l’enfant d’une région profondément marquée par son identité catholique », et cela dans « un monde rural qui vacille au bord de la modernité » et met ses espérances dans le progrès technique.
« Le sentiment qui me domine encore une fois tandis que je m’enfonce dans l’épaisseur de la vie des anonymes, des humbles, des impropriétaires, dont je suis issue, c’est que l’histoire se déroule sur des plans parallèles. » Les paysans angevins n’ont pas connaissance, n’ont pas conscience des événements, des situations, des courants qui déterminent leur condition et leur mode de vie.
Le livre suit aussi un fil conducteur : c’est la présence tutélaire de Victor Hugo. Laurence Frémondière avait conservé en effet toute sa vie, sur sa cheminée, une gravure encadrée des obsèques nationales du grand homme, mort en 1885. À l’époque, « Pasteur et Victor Hugo sont deux icônes également vénérées par le peuple », le lien entre les deux étant l’idée de progrès. Et pour quasi chaque sujet abordé, concernant la vie quotidienne de ses aïeux angevins, Sallenave convoque Hugo pour rendre leur plein sens à des mots comme justice, égalité, progrès, instruction. Et c’est Victor Hugo qui a le dernier mot, quand dans Les Châtiments (livre VI), il compare le peuple à l’océan : « Et l’on sent que ce flot, comme toi, gouffre humain, / Ayant rugi ce soir, dévorera demain. »