La Matinée du Journal que l’APA organise chaque automne a pris cette année une forme particulière en s’intégrant à la séance du 24 novembre du séminaire ABC (autobiographie et correspondance) de l’ITEM, à l’École Normale Supérieure, consacrée à Simone de Beauvoir.
Plusieurs lecteurs de l’APA y ont évoqué l’extraordinaire Journal de Joanne, originellement confié par son auteur à Simone de Beauvoir et récemment déposé dans son fonds (APA 3573) par sa fille Sylvie Le Bon de Beauvoir, qui a participé à cette matinée modérée par Françoise Simonet-Tenant. On trouve dans le numéro 79 (octobre 2018) de La Faute à Rousseau une présentation et une dizaine de pages d’extraits de ce Journal. On a pu également entendre à l’occasion de cette séance Jean-Louis Jeannelle (Université de Rouen) qui a présenté les Mémoires de Simone de Beauvoir parus au printemps dernier dans la Pléiade, ainsi que Marine Rouch (Université de Toulouse) au sujet des Lettres de Joanne à Simone de Beauvoir.
1e partie : Les mémoires de Simone de Beauvoir, avec Jean-Louis Jeannelle et Sylvie Le Bon de Beauvoir.
La publication des mémoires de Simone de Beauvoir dans la Pléiade est l’œuvre d’une équipe dirigée par Éliane Lecarme et Jean-Louis Jeannelle, avec Delphine Pierre, auteur d’une thèse sur les romans de Simone de Beauvoir, Hélène Baty-Delalande, Alexis Chabot, Jean-François Louette et Valérie Stemmer. Sylvie Le Bon de Beauvoir s’est attelée elle-même à la chronologie, qui lui a coûté, dit-elle, quelque douze ans de travail. A noter que Sylvie Le Bon de Beauvoir est aussi l’auteur de l’ Album Simone de Beauvoir publié dans la Pléiade en même temps que les deux volumes des Mémoires. Établir l’index a représenté un chantier difficile en raison du très grand nombre de noms cités, connus ou non. De plus, les manuscrits de Simone de Beauvoir se sont avérés particulièrement difficiles à déchiffrer, occasionnant de nombreux échanges entre l’équipe de la Pléiade et Sylvie Le Bon de Beauvoir afin d’élucider certains points opaques. Les archives de Simone de Beauvoir sont actuellement réparties entre celles déposées à la BnF et celles conservées par Sylvie Le Bon de Beauvoir. Le tout forme « un ensemble énorme et en gros inédit », constate celle-ci. La plupart du temps, les « premiers jets » de ses livres n’ont pas été conservés ; Simone de Beauvoir les recopiait plusieurs fois (toutefois on a retrouvé plusieurs liasses du Deuxième Sexe). Quelques carnets subsistent pour La Force de l’âge – c’est le dossier le plus complet – ainsi qu’une série de journaux non transcrits pour La Force des choses. Les archives contiennent également de nombreuses correspondances privées, des articles pour les Temps Modernes, des essais, etc. Le manuscrit des Mandarins constitue un cas particulier, étant détenu par le Musée des Lettres et Manuscrits (et donc actuellement sous séquestre suite aux problèmes judiciaires de cette institution). Si les archives personnelles sont aussi volumineuses, explique Sylvie Le Bon de Beauvoir, c’est que « Simone de Beauvoir conservait tout, y compris les lettres de lecteurs. Son journal plus discontinu constitue une source souvent inédite. Elle a tenu un journal quasiment toute sa vie, au moins jusqu’à la mort de Sartre. » Elle ressentait son rapport au journal comme une nécessité à cause de sa conscience du temps. Elle y notait des « poussières du quotidien », mais commentait aussi des périodes de crise, le début de la 2e Guerre mondiale, la Libération, la crise politique de 1958 et la guerre d’Algérie. Jean-Louis Jeannelle souligne que la place de la famille et des proches est importante dans le journal, mais beaucoup moins dans les textes publiés qui sont de nature plus mémorielle. À l’évidence il s’agit là d’une « stratégie d’écriture » délibérée. Quant aux lettres, Beauvoir était « une très grande épistolière depuis sa jeunesse », selon Sylvie Le Bon de Beauvoir. Et elle répondait à tous ses lecteurs. […] Elle a soutenu pendant des années des gens qui voulaient écrire (comme Violette Leduc), elle les aidait, les corrigeait, les recommandait à Gallimard… »
Françoise Simonet-Tenant rappelle la générosité de Simone de Beauvoir quand elle a recueilli le journal de Blossom (c’est le vrai prénom de Joanne), cette étudiante américaine venue la rencontrer au début de 1958. À l’époque Simone de Beauvoir se trouvait dans une période de transition, de retrait, aux approches de sa rupture avec Claude Lanzmann. Elle était aussi entre deux livres, car en écrivant le Journal d’une jeune fille rangée, elle n’avait pas prévu de le continuer par d’autres volumes. Elle s’est donc trouvée relativement disponible pour voir Blossom. Jean-Louis Jeannelle donne lecture d’extraits du journal de Simone de Beauvoir, dont certains passages coupés avant leur reprise dans La Force des choses. « Encore un amour de femme », dit Simone de Beauvoir à propos de Blossom. Elle est souvent ironique à son égard, mais la trouve « plus observatrice, plus positive, plus critique » que Violette Leduc. Elle observe avec détachement l’amour que Blossom lui voue : « Quel singulier roman, cette passion à distance, à travers toutes ces misérables coucheries avec des hommes qui ne l’aiment pas. » Elle se montre irritée par son « culte des héros » (surtout dans cette période de prise de pouvoir par le général De Gaulle…) Il est beaucoup question aussi dans ces textes de la beauté et de la laideur : Violette Leduc se désignait elle-même comme « la femme laide », Blossom constate : « je ne suis pas ugly (laide), seulement plain (ordinaire) ». Blossom, fait observer Jean-Louis Jeannelle, joue pour Beauvoir le même genre de rôle que Michel Leiris : la comparaison avec un autre modèle d’autobiographie (exposant fortement la sexualité), un contre-modèle pour trouver sa propre voie dans ce domaine. Pour elle le journal doit servir à l’écriture, à la préparer. C’est d’ailleurs dans cette direction qu’elle a poussé sa protégée : au terme de la lecture du journal, Simone de Beauvoir a conseillé à Blossom d’arrêter de le tenir et d’écrire autre chose – tout en restant sceptique sur ses capacités.
2e partie : Le journal de Blossom, avec Claudine Krishnan, Elisabeth Cépède
Claudine Krishnan procède d’abord à une clarification : Joanne est le « pseudonyme qu’a choisi Blossom à la suite du pseudonyme Joan que lui attribue Simone de Beauvoir dans La Force des choses. Or Blossom a récemment décidé d’abandonner ce pseudonyme et préfère que désormais soient utilisés ses véritables prénoms et noms : Blossom Margaret (second prénom) Douthat (le nom de son père) Segaloff (le nom de son mari) ». Elle rappelle ensuite comment le journal (18 volumes soit environ 8000 pages et un paquet de lettres de 1958) est arrivé à l’APA. Les journaux déposés couvrent une période de 15 ans (1943-58) et sont rédigés en anglais avec de longs passages en français. Suite au conseil de Simone de Beauvoir, Blossom a cessé d’écrire son journal pendant dix ans, puis elle l’a repris en 1968 et le continue encore aujourd’hui. Âgée de 88 ans, elle vit à Providence, capitale de l’État de Rhode Island.
Sa mère Rifka Angel, originaire de Lituanie, était une peintre reconnue. Blossom avait avec elle une « relation fusionnelle étouffante ». Dès 1951, elle se passionne pour l’existentialisme (il faut noter la très grande notoriété de Sartre et Simone de Beauvoir à cette époque aux USA), y cherche une sorte de morale ou de guide de vie. Mais Blossom est d’abord et surtout une amoureuse et une personne qui a besoin de souffrir par amour, dans l’incapacité de vivre un amour réciproque. « Il est frappant de voir combien de la matérialité de ce journal se dégage une impression d’ordre alors que le contenu s’avère extrêmement tourmenté », constate Claudine Krishnan. Chaque volume est considéré comme correspondant à une étape de sa vie. « Elle pense de façon un peu magique que mettre fin à un volume l’aidera aussi à tourner une page dans sa vie, à en aborder une nouvelle phase. »
« C’est un journal fleuve avec des entrées fleuves et des phrases fleuves, qui se caractérise par une volonté d’aller toujours jusqu’au bout, au bout des explications, au bout des contradictions… » Blossom aborde de nombreux sujets : relations avec sa mère, recherche de l’amour, sexualité, judéité, engagement politique, musique, littérature… Malgré ses efforts, elle pense que l’écriture du journal la condamne à une stérilité littéraire. En même temps, elle éprouve pour cette pratique une sorte d’addiction. Consciente de cette dépendance, elle ressent souvent le désir « de jeter ou brûler son journal […], à mettre en relation avec la tentation suicidaire qui revient aussi fréquemment ». Elle incarne une conception radicale du journal, et lui fait remplir les fonctions du genre en les poussant jusqu’aux extrêmes limites.
Élisabeth Cépède, qui a effectué la lecture du journal de Blossom avec Philippe Lejeune, Simone Aymard et Claudine Krishnan, nous a ensuite dit son émerveillement de « découvrir cette œuvre insolite ». Tout au long de la lecture de six volumes du journal, elle y retrouve « des échos du drame fondateur de Blossom : ‘la disgrâce’, ‘la malédiction’, ‘le handicap’ d’être laide ». Elle voit s‘exprimer chez elle la jeune fille en quête d’amour, partisan dès son plus jeune âge de la liberté sexuelle, mais encombrée de multiples contradictions. « Blossom, hypersensible, influençable et instable, est douée d’une curiosité et d’une imagination exceptionnelles », note Élisabeth Cépède. Elle a conscience de sa propre valeur, mais aussi de ce qui l’empêche de la faire s’épanouir. « En attendant, elle s’identifie à des artistes ou des personnages de roman qu’elle admire dans un flux continuel de rêveries souvent extravagantes »… et d’ailleurs Simone de Beauvoir a qualifié les écrits de Blossom d’ « extravagant journal ».
3e partie : les lettres, avec Philippe Lejeune et Marine Rouch
L’APA détient huit lettres de Blossom Douthat à Simone de Beauvoir, datées de 1958. On sait désormais qu’au moins une soixantaine de lettres ont été conservées. « Ces huit lettres, parfois immenses (la plus longue aura 76 pages), écrites en plusieurs sessions d’écriture scrupuleusement datées, en auberge de jeunesse ou dans des cafés, tissent un double récit vertigineux » entre le présent et la reconstruction « du vécu immédiat de celle qu’elle a été, avec son intensité, ses naïvetés, ses erreurs », a indiqué Philippe Lejeune. À travers elles, comme avec son journal, Blossom tente de construire une œuvre littéraire tout en restant dans le champ autobiographique. « Le conflit entre la construction d’un récit maîtrisé et l’incertitude liée à la forme journal nous maintient dans un suspense envoûtant », constate Philippe Lejeune. Quant à l’« acte incroyable » du don sans retour de ce journal à Simone de Beauvoir, pour lui « il ne s’agit certainement pas là d’une stratégie détournée pour atteindre une gloire honnie, mais plutôt, chez cette personne à la fois si douée et si perturbée, d’un appel pathétique, d’une sorte de bouteille à la mère. »
Dernière intervention, celle de Marine Rouch, qui travaille à une thèse sur la correspondance de Simone de Beauvoir : « Un amour-idolâtrie : Lettres de Joanne à Simone de Beauvoir ». Le fonds correspondance de Simone de Beauvoir à la BnF contient environ 20 000 lettres. Il s’agit souvent de correspondances suivies avec ses lecteurs et lectrices, aboutissant parfois à des rencontres avec eux. Les lettres présentées par Marine Rouch ont toutes été envoyées des États-Unis, après le retour de Blossom.
Les lettres de Blossom permettent une traversée du siècle, témoignant du rayonnement des intellectuels français, en cette période de la guerre froide et de la guerre d’Algérie. Attentive aux problèmes politiques et sociaux, Blossom lutte contre sa tendance à la « rêvasserie » (day-dreaming) qui lui fait fuir la réalité. Elle se présente comme disciple de l’existentialisme, se pose comme objectif de construire sa vie en ce sens. On découvre à travers ses lettres une personne hypocondriaque, paranoïaque, anxieuse, complexée par son apparence physique. À la recherche d’un rôle utile à la société, elle voudrait être actrice du changement social et politique. Son adoration des intellectuels de gauche s’est adressée d’abord à Sartre, qui n’a jamais répondu à ses lettres, puis à Simone de Beauvoir qui a ensuite concentré toute son attention. C’est la naissance d’un amour : elle va devenir la disciple de Simone de Beauvoir. Après leur véritable rencontre, elle s’enfonce dans cet amour/idolâtrie. Simone de Beauvoir, qui a l’expérience de ce genre de relation, met en place une sorte de « pacte » associant deux instances asymétriques. Son rôle auprès de ses lectrices fait partie intégrante de son projet d’existence : elle se voit un peu comme « directeur de conscience » de ses protégées, pour reprendre la formule de Françoise Simonet-Tenant… Mais Blossom, qui attendait d’elle un rapport égalitaire, est déçue et déstabilisée.
De retour aux USA fin 1958, Blossom prend de bonnes résolutions. Ses lettres à Simone de Beauvoir deviennent une occasion d’échange intellectuel, la rêvasserie se montre plus discrète. Leur correspondance se poursuit dans les années 60, mais les lettres sont plus espacées. Blossom se marie en décembre 1959. Elle gardera toujours le désir de faire œuvre littéraire.

Les Editions du Mauconduit ont publié en 2020 Un amour de la route, texte intégral de ces lettres passionnantes.