Ce fut une table ronde très animée que cette rencontre qui a réuni le samedi 30 mars à l’École Normale Supérieure à Paris, autour de Françoise Manaranche de l’APA, trois spécialistes : Bénédicte Grailles, maître de conférences en archivistique à l’Université d’Angers, Camille Bresch qui a rédigé une thèse intitulée "Les écrits personnels et leur archivage à l’ère du numérique" et Yann Potin, archiviste et chargé d’études documentaires aux Archives nationales, maître de conférences associé à l’Université Paris 13.
En introduction Françoise Manaranche souligne le grand intérêt que suscitent aujourd’hui les archives des gens ordinaires : pour les chercheurs, elles forment une contribution essentielle à l’histoire et à la sociologie ; pour les familles, elles peuvent constituer un apport financier, mais elles représentent surtout la possibilité de retrouver le passé, les générations précédentes, de renouer un lien avec un ancêtre et la Grande Histoire, comme on l’a vu pour la Collecte 14/18. Elle pose aux trois intervenants une première question :
Pourquoi archiver les écrits intimes des gens ordinaires à l’heure du numérique ?
Bénédicte Grailles estime qu’il y a plusieurs manières de répondre à cette question. Pour les professionnels (archivistes ou bibliothécaires), l’apport des archives privées redonne place à l’humain et amène un autre point de vue sur la société. Il s’agit de la reconnaissance de tout individu et pas seulement des élites. Toute existence laisse des traces administratives, mais celles-ci ne suffisent pas à rendre compte de la vie telle qu’elle a été vécue. Chaque personne est actrice de ses propres traces. Les archives sont l’espace intermédiaire entre l’individu et la société : les « ego-documents » permettent de mieux comprendre les enjeux sociaux et la réalité collective. Les gens ordinaires sont eux aussi représentatifs de la société.
Pour Yann Potin, l’APA représente un défi lancé aux archives « légitimes » et « illégitimes » : pourquoi, depuis que les Archives existent (c’est la Révolution française qui a créé une administration spécifique des Archives), a-t-on si peu archivé l’intime ? Ce n’est qu’en 1949 qu’il y a eu une normalisation du recueil des archives privées. Les Archives nationales ont pris conscience que s’intéresser aux archives privées, c’est éviter que beaucoup d’informations leur échappent. Qui dit « ordinaire » dit « représentativité » ! Yann Potin mentionne le « grand réservoir » d’archives personnelles (10 kilomètres) constitué par les documents de naturalisation, conservés depuis 1833 au ministère de l’Intérieur : on y trouve des récits de vie, des lettres de motivation, des écrits de recommandation… Il évoque également les archives de la police, étudiées par Philippe Artières, les scellés de la Haute Cour de Justice (par exemple, en 1968, on a saisi des lettres d’amour d’Alain Krivine ou le carnet d’adresses d’Alain Geismar !). Intime est le superlatif d’intérieur. Pendant longtemps, collectionner les archives privées a été du « bricolage », et pourtant il est nécessaire de documenter l’histoire de l’intimité et pour cela d’inventer de nouvelles formules d’archivage, tout en veillant à conserver les anciennes traces. Comme Yann Potin l’affirme, « le passé est une charge perpétuelle ».
Camille Bresch souligne, quant à elle, l’émergence de nouvelles formes d’écriture et de partage, d’un nouveau « banc d’essai » de la communication, de nouvelles façons de se dire et de se montrer par le texte, l’image et le son. Hier, on récupérait des papiers et maintenant, tout est éparpillé dans la sphère numérique. L’archivage doit permettre de capter les mouvements du Web, mais celui-ci s’est extraordinairement développé en 25 ans et on manque encore de recul. À part les données placées intentionnellement sur le Web, il y a toutes les traces involontaires ou inconscientes (par exemple les commandes et les paiements en ligne). Il est indispensable de se réapproprier la gestion de ses données personnelles.
Bénédicte Grailles cite Serge Tisseron en mentionnant les difficultés créées par les auteurs écrivant sous divers pseudonymes. Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que les archives dites personnelles peuvent aussi être « extimes » : elle cite l’exemple de sa mère dont elle a pu consulter le dossier de naturalisation (1946), où elle a constaté que sa mère utilisait une lettre-type plutôt que d’indiquer les vraies raisons de sa demande.
Yann Potin est d’avis qu’il peut y avoir des documents sincères dans certains dossiers de naturalisation : tout le monde ne sait pas « ce qu’il faut dire » pour que la demande soit agréée. De toute manière, l’historien est intéressé par le quantitatif qui représente une histoire sociale de l’intimité. C’est le croisement des matériaux d’archives qui fait l’histoire. Tous les intervenants étant convaincus de la nécessité de conserver les écrits intimes, Françoise Manaranche en vient à la 2ème question : Comment recueillir les écrits personnels, les archives familiales ? Elle mentionne les « Grandes Collectes » lancées par les Archives nationales, soutenues par les Archives départementales et les bibliothèques, par exemple « Guerre de 14-18 », « Archives de femmes, histoire de femmes », « France-Afrique » … Yann Potin souligne que la collecte « Guerre de 14-18 » a bénéficié d’un financement important, grâce aux moyens spéciaux mis à disposition (spots TV entre autres) ; elle a permis aux Archives nationales de recueillir 750 fonds qui vont de la pièce unique à la liasse (lettres, carnets, agendas) et qui sont souvent peu ou mal contextualisés. Seulement 20 % sont des originaux donnés aux Archives, le reste a été numérisé et rendu aux propriétaires. Pour lui le bilan de ces grandes collectes est contrasté : il faut les maintenir, mais à une autre échelle (vie associative, mouvements sociaux). Les petites collectes, celles concernant le quotidien, « maintiennent les rapports entre les vivants et les morts » ; elles apportent également beaucoup aux métiers de la sociologie et de la psychologie. Il faut diffuser la culture de la collecte et former/sensibiliser les archivistes pendant leur formation. L’accroissement dans les archives se fait par dépôts, legs, dations, achats et dons et Bénédicte Grailles a choisi d’approfondir cette question du don : celui-ci ne doit rien au hasard, c’est un geste libre, choisi et assumé par le donateur. Le don est créateur de lien social, le centre d’archives devient un médiateur. La relation de confiance est indispensable, l’interlocuteur du donateur doit être dans l’écoute et l’attention. Il se produit un phénomène de légitimation réciproque entre le donateur et l’institution. Il peut s’agir aussi d’un militantisme qui se transmet (combat et conviction). Le don est un geste de (sur)vie. Les documents ont une valeur personnelle et familiale, mais aussi universelle. Bénédicte Grailles cite le don d’une lettre d’un aïeul au Mémorial de la Shoah : c’est une manière de lui donner une sépulture digne et de réparer un héritage rompu. Le don s’inscrit dans la temporalité longue – certains fonds sont porteurs de « radioactivité » et il faut attendre de très longues années pour les transmettre (66 ans dans le cas de Jean Zay, assassiné par la Milice en 1944).
Yann Potin souligne que la célébrité peut être un aiguillon, mais qu’il faut convaincre les descendants – et rester ensuite en contact avec eux : les dons se construisent dans la continuité. Il cite l’exemple du Fonds Françoise Dolto, dont il est responsable depuis 18 ans, déposé par les descendants grâce à une relation de longue durée avec la famille et à un rapport de confiance mutuelle. La logique de proximité est également importante, les personnes préférant souvent les Archives départementales ou communales pour confier leurs documents personnels. Le plus important, c’est la collaboration étroite entre services d’archives pour savoir où se trouvent les documents, même s’ils restent en mains privées. Il n’est pas nécessaire d’être dans l’unicité du lieu : on peut conserver en des lieux différentiels dans la concertation. Françoise Manaranche rappelle qu’à côté des institutionnels (Archives nationales, départementales), des associations se sont créées pour conserver les archives des vies ordinaires et en permettre la lecture : – l’APA, qui existe depuis 1992, pour conserver les écrits : 3700 textes y sont déposés, sur 400 mètres linéaires. À l’APA, il n’y a pas de collecte systématique, cela se passe de bouche à oreille ou par le « prosélytisme » des adhérents. – L’IMEC, Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, recueille les fonds d’auteurs (brouillons, notes préparatoires, correspondances de travail et/ou personnelles), les fonds d’éditeurs (contrats, correspondances, photos …), – L’association Archives du féminisme a signé une convention avec l’université d’Angers pour la création du Centre des Archives du Féminisme, - Micro-Archives, Archives de vie, bribes d’Histoire (www.microarchives.org) qui depuis novembre 2017 recueille des archives familiales et personnelles. Les principaux problèmes pour ces associations sont de trouver un lieu de stockage, d’en assurer la pérennité et le financement, et éventuellement de trouver les moyens d’une numérisation. Le recueil de l’intime sur le Web est complexe : Camille Bresch précise qu’il s’offre constamment, mais peut disparaître très vite. Le Web participatif simplifie la prise en main des internautes qui sont à la fois producteurs et consommateurs. En 2000, il n’y avait qu’une petite communauté de diaristes informaticiens qui créaient leurs pages personnelles. Puis arrivent les blogs, ensuite les réseaux sociaux où il s’agit de donner une représentation de soi. On entre dans un mouvement de flux et d’échange permanent, c’est une première manière de s’archiver. Il y a plusieurs méthodes de collectes sur le Web : la Wayback Machine (littéralement « la machine à revenir en arrière ») développée par Internet Archive en Californie, qui stocke et indexe toute une bibliothèque numérique à l’aide du « robot-aspirateur » Heritrix. Ce dernier est aussi utilisé depuis 2002 par la BNF et l’INA : il se promène sur les blogs d’écrits personnels, de page en page, comme un internaute virtuel, deux fois par an pendant six semaines, et aspire le contenu pour le stocker dans les serveurs de la BNF. Ces blogs deviennent donc archives et sont conservés, le plus souvent à l’insu de leurs auteurs ! Il va de soi que l’exhaustivité n’est pas garantie. Il y a depuis quelques années collaboration entre des associations de bibliothécaires et la BNF, l’APA et la BNF, notre association signalant à la BNF certains blogs personnels susceptibles d’être conservés. Françoise Manaranche pose la question de la conservation : Outre les problèmes de lieux d’archivage et de financement, il faut être conscient que conserver, c’est aussi archiver, classer, trier. Bénédicte Grailles précise qu’il y a deux façons de classer, la manière « archiviste » (principe de provenance, documents groupés par fonds puis par activités) et la manière « documentaire » (documents classés par thèmes). Le mieux est d’indexer et de créer plusieurs entrées, pour faciliter la recherche par la suite. Dans ce domaine de la conservation, le numérique peut-il être la solution ? Le numérique permet de stocker un immense nombre de documents, souligne Camille Bresch. Une clé USB prend évidemment moins de place qu’un album et elle peut être moins fragile que le papier. Les données sont dématérialisées, mais pas immatérialisées (elles sont stockées dans de gigantesques serveurs), ce qui n’est pas écologique et de plus à visée commerciale. Mais, remarque-t-elle, un disque dur peut « planter », sa durée de conservation va de 3 mois à 7 ans… et on sait que les supports ne sont pas éternels : par exemple, les cassettes audio ou les disquettes ne sont plus lisibles actuellement, qu’en sera-t-il des CD et des DVD ? Le contenu est condamné à changer de support et il faut s’assurer que celui-ci a une durée de vie convenable. Françoise Manaranche en vient à la question de la valorisation qui, selon tous les intervenants, est centrale Pour l’APA, la première valorisation est la lecture du texte déposé et il donne l’occasion d’un échange, souvent de sympathie, entre le donateur et le lecteur. Le centre d’archives doit être un médiateur, il faut une diffusion auprès du public, parfois en ligne, ce qui revient à garantir la finalité du don. Les donateurs doivent être mis en évidence : à la BNF, il y a une « Galerie des donateurs », ainsi qu’au Musée de l’immigration. Certaines archives ne peuvent pas être mises en ligne, souligne Yann Potin : en ce qui concerne les Archives Françoise Dolto, seul l’inventaire sera disponible. La question de la confidentialité (dossiers de patients, correspondances…) est essentielle. Camille Bresch relève que c’est également un problème sur le Net : les blogs sont conservés sans en référer à l’auteur, il faut trouver un compromis entre l’utilisation des archives et le respect de la vie privée. L’exemple du Musée de la Grande Guerre à Meaux est cité : un poilu imaginaire, Léon Vivien, a été créé à partir de différents documents personnels de soldats.
Et, pour les milliers de pages Web qui dorment, quelle valorisation ? Et comment assurer la protection des données personnelles ? Il ne faut pas oublier que le rapport à l’écriture est différent sur le Web où tout peut être effacé : que fait-on du droit à l’oubli ? quand les blogs et les sites sont archivés, il y a les mêmes modalités de consultations que pour les archives papier. En 2006, la loi DAVDSI (relative aux Droits d’Auteur et aux Droits Voisins dans la Société de l’Information) a fixé le cadre juridique de cet archivage. Les archives Web sont encore très peu connues et il faut leur assurer une meilleure visibilité. Leur valeur patrimoniale n’est plus à démontrer, mais pour que les archives puissent être exploitées, il faut une normalisation de la description. En conclusion on dira que cette passionnante Table ronde a posé de nombreuses questions et ouvert nombre de pistes, elle a fait prendre conscience de la difficulté de trouver des solutions au problème de l’archivage des écrits intimes au XXIe siècle. Dans tous les cas, la contradiction est permanente : comment conserver la mémoire de l’intime tout en respectant le secret de la vie privée ?